Ces quatre jours de prison, Jérôme Fandor les avait passés, dans ce qu’il appelait lui-même, « une rogne épouvantable ». D’abord, il était furieux contre Juve, il trouvait que le procédé du policier, pour subtil qu’il fût, était empreint d’une abominable rosserie. De plus, il avait tremblé en se voyant confié à la garde de Pérouzin et de Nalorgne, que Fantômas lui avait dit être ses complices. Rassuré contre l’hypothèse d’une agression possible alors qu’il avait été écroué à la prison de Cherbourg, Fandor avait employé le reste de son temps à s’ennuyer, exactement, pensait-il, « comme s’ennuierait une baleine tombée dans un aquarium de poissons rouges », mais plus au large toutefois. N’empêche, le journaliste avait besoin d’air et de mouvement. Doué d’un tempérament éminemment actif, remuant par nature, par besoin, par amour de l’agitation, il s’accommodait infiniment mal de l’existence cloîtrée.
Et puis, la malchance avait voulu que le juge d’instruction commis pour étudier son affaire fût précisément un vieillard pointilleux, méticuleux à l’excès, ami des formes, des belles phrases, qui portait sur les nerfs de Fandor.
— Je vous dis, avait crié, hurlé, répété le journaliste, je vous dis, monsieur le juge, qu’il est absolument inutile de m’interroger, que c’est du temps perdu, de la salive gâchée. Je ne suis pas coupable. Dans trois jours vous en aurez la preuve en main, la preuve écrite, signée. Une lettre arrivera qui me mettra hors de cause, qui vous prouvera ma bonne foi, qui vous expliquera mon rôle, qui vous ouvrira les yeux. Que diable, vous pouvez bien attendre trois jours avant de me demander un tas de choses inutiles. Parbleu, je ne suis qu’un prévenu, attendez du moins qu’il y ait contre moi des présomptions formelles.
— Vous avez été arrêté sur l’ordre de Juve, s’entêtait à répondre le magistrat, Juve était, a été, est toujours votre meilleur ami, si donc il vous a fait mettre en état de détention, c’est que, de bonne foi, il s’est rendu compte du rôle tout spécial que vous jouiez. Le contraire serait inadmissible. Veuillez donc répondre à mes questions et me dire…
Entre-temps, toujours pas de lettre, lorsque enfin la porte de la cellule s’ouvrit :
— Prévenu, dit le gardien, veuillez me suivre. M. le juge d’instruction vous demande.
— Ça va.
***
M. Langlois, tranquillement, cependant, sans se presser le moins du monde, avec des mines de coquette, rangeait sur une tablette précieuse de menus accessoires de bureau. Il disposait avec amour son porte-plume, son coupe-papier, son encrier, son buvard, un canif, le sceau enfin qui lui servait à authentifier ses pièces de procédure.
— Mon Dieu ! pensait Fandor, encore heureux qu’il n’ait pas des crayons bleus et des crayons rouges.
— Monsieur Jérôme Fandor, j’ai, en ce qui concerne votre affaire, un petit peu de nouveau.
— Vous avez la lettre ?
— J’ai une lettre pour vous et une lettre pour les deux agents qui vous ont arrêté : MM. Nalorgne et Pérouzin. Je vais ouvrir cette lettre.
M. Langlois, froidement, ouvrant une lame de son canif, l’introduisit par le coin de l’enveloppe et avec une lenteur grave, en tira la lettre.
— Ah, tonnerre, qu’est-ce que cela veut dire ?
En même temps, il arrachait la feuille de papier à lettre des mains du magistrat, il la regardait sur toutes ses faces, il la tournait, la retournait, l’inspectait par transparence : les quatre pages étaient blanches, rigoureusement blanches, parfaitement blanches.
— Et pourtant, monologuait Fandor, et pourtant que diable, j’ai vu Fantômas l’écrire, cette lettre ; je l’ai eue entre mes mains, je l’ai lue, voilà ici un coup d’ongle que j’ai moi-même marqué quand j’étais dans l’oubliette.
Tranchant avec le ton emporté du journaliste, la voix froide et ironique de M. Langlois :
— Du moment que cette lettre est blanche, vous conviendrez, monsieur Fandor, qu’elle n’a plus aucune importance.
Mais Fandor n’écoutait même pas ; il continuait à retourner la lettre en tous sens, puis il tirait son portefeuille, il examinait sur un papier maculé d’encre un pâté qu’il y avait fait :
— Pourtant, monologuait Fandor, il n’écrivait pas avec de l’encre sympathique, l’une de ces encres qui disparaissent après un certain temps, puisque voici un bout de papier que j’ai ramassé dans le souterrain, bout de papier sur lequel il avait secoué son stylographe et que l’encre tombée de sa plume sur ce papier ne s’est pas effacée. Alors, pourquoi sur cette lettre ?
Jérôme Fandor allait et venait dans le cabinet d’instruction, tapait des pieds et se tordait les mains, haussait les épaules :
— Je donnerais ma tête à couper que je suis victime d’un truc absolument extraordinaire. Oui, mais quel truc ?
Soudain, Jérôme Fandor qui s’étonnait surtout de la différence qu’il y avait entre la lettre devenue blanche et le pâté d’encre resté noir sur le papier qu’il possédait, Jérôme Fandor qui ne pouvait comprendre que l’encre fût devenue sympathique sur la lettre de Fantômas et ne l’eût pas été sur l’enveloppe où l’adresse était demeurée, Jérôme Fandor, interrogeait d’une voix haletante :
— Et les lettres de Nalorgne et Pérouzin ? la lettre pour ces messieurs plutôt ? est-elle arrivée ?
— En effet, monsieur Fandor, il y a une lettre pour MM. Nalorgne et Pérouzin. Veuillez vous rasseoir, je vais convoquer ces agents, ils liront cette lettre devant vous, et si, quelque chose y est inclus qui soit utile à votre affaire, vous pourrez immédiatement en prendre connaissance.
Quelques instants plus tard, les deux inspecteurs étaient introduits dans le cabinet, recevant des mains de M. Langlois la lettre de Fantômas, et le magistrat priait Nalorgne d’en prendre connaissance.
Nerveux, tenant toujours sa propre lettre, sa lettre si mystérieusement devenue blanche, Fandor guetta la physionomie des deux agents.
— Nous allons rire, pensait le journaliste. À la rigueur, j’admets que Fantômas ait voulu se débarrasser de moi, qu’il ait truqué sa lettre m’innocentant, qu’il m’ait indignement trompé, mais j’imagine que s’il a pris soin de m’annoncer que Nalorgne et Pérouzin étaient des agents à lui, des misérables devenus ses complices, c’est que c’est bien là une réalité. Donc il veut s’en venger, donc il a dû les accuser dans cette lettre, donc je vais assister à leur confusion. Ce sera toujours ça de pris.
Mais il était écrit que Fandor irait de stupéfactions en stupéfactions. Nalorgne se décidait enfin à rompre l’enveloppe. Il en tirait une lettre. Une lettre écrite très lisiblement, mais à peine Nalorgne avait-il jeté les yeux sur cette lettre qu’il parut plongé dans une stupéfaction profonde.
Lui aussi s’exclamait comme, quelques instants avant, s’était exclamé Fandor.
— Mais je ne comprends rien du tout à ce que cela signifie ? déclara l’agent de la Sûreté, c’est du chinois, de l’arabe.
— Comprenez-vous ce document ? demanda le juge.
— Non, dit Fandor, pas du tout.
La lettre adressée à Nalorgne et à Pérouzin, était en réalité composée d’une série de mots sans suite. Cette fois Fandor en demeura muet. Autour de lui tout dansait, tout tournait, dans une sarabande effroyable : le juge d’instruction, Nalorgne, Pérouzin, le greffier, les deux gardes, le mobilier du cabinet, tout valsait dans l’esprit de Fandor. Le jeune homme tituba, fut sur le point de s’écrouler : un garde le soutint.
— Évidemment, concluait, avec une netteté tranchante le digne M. Langlois, évidemment, c’est très intéressant, très significatif, Monsieur Fandor. Vous avez voulu vous moquer de la Justice et pour moi, la preuve de votre culpabilité est largement faite par les mensonges saugrenus que vous aviez imaginés au sujet de ces deux lettres qui, disiez-vous, devaient vous innocenter. L’une est incompréhensible, l’autre est blanche, en conséquence…