« Fidèle aux ordres de sa mère, l'Amour, conduit par Achate, allait gaiement porter à Carthage les présents des Troyens. 11 arrive : et déjà sur un lit d'or magnifiquement orné, la reine s'est placée au milieu du banquet; déjà Enée et les Troyens s'assemblent et s'étendent sur des
LA GUERRE DE TROIE.
lits de pourpre. Des esclaves versent l'eau sur les mains des convives, leur présentent de fins tissus, et tirent des corbeilles les dons de Cérès. Dans l'intérieur, cinquante femmes préparent la longue ordonnance du festin, et honorent les pénates près d'un foyer ardent. Cent autres jeunes filles de Tyr, et un pareil nombre de Tyriens du même âge, placent sur la table les mets et les coupes. De leur côté, les Tyriens
Fig. 7û7. —Didûii et l'Amour sous los traits d'Ascagne (miniature du Virgile du Vatican).
entrent en foule dans la salle joyeuse du banquet, et sont invités à pren-pre place sur des lits ornés de broderies. Ils admirent les présents d'E-née ; ils admirent Iule, l'ardent visage du dieu, la feinte douceur de son langage, et le manteau de pourpre, et le voile où l'acanthe enlace ses feuilles d'or. Didon surtout, la malheureuse Didon, dévouée aux fureurs prochaines de Vénus, ne peut rassasier son cœur; elle s'enflamme en regardant le faux Iule, également émue par la vue de l'enfant et par les dons qu'il lui offre. Pour lui, après s'être suspendu au cou d'E-née, après avoir par ses embrassements contenté la vive tendresse d'un père abusé, il se présente à la reine : elle attache sur lui ses yeux et toute son âme. Quelquefois elle le presse sur son sein, et ne sait pas, l'infortunée! quel dieu terrible est assis sur ses genoux. Mais lui, se souvenant des vœux de sa mère^ efface par degrés, dans le cœur de Didon, le souvenir de Sichée, et cherche à glisser un feu vif et nouveau dans ce cceur depuis longtemps paisible et déshabitué de l'amour.
«Le repas achevé, et les tables enlevées, on]apj)orle de larges coupes, et l'on couronne le vin. Un grand bruit se fait entendre, et les voi\ résonnent en éclats sous les vastes lambris. Aux plafonds dorés sont suspendus des lustres étincelants, et la flamme brillante triomphe des ombres de la nuit. Alors la reine se fait apporter et remplit de vin le cratère, enrichi d'or et de pierreries, dont s'étaient servis Bélus et les descendants de Bélus. Soudain, tous gardent le silence ; « 0 Jupiter, s'écrie-t-elle, car
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<( c'est toi, dit-on, qui présides à l'hospitalité, fais que ce jour soit heureux « pour les Tyriens et pour les guerriers partis de Troie. » (Virgile.)
Fig. 758. — Enée chez Didon (d'après le tableau de Guérin, musée du Louvre.)
Une miniature du Virgile du Vatican montre Didon sur un lit de table et placée près d'Enée qui lui raconte ses malheurs (fig-. 7S9).
Fig. 750. — Énce raconte ses malheurs à Didon (minialiiro du Vinjili' du Vatican).
La même scène a été représenté par le peintre Guérin dans un tableau bien connu qui est au musée du Louvre (fig. 758).
Sur une autre miniature on voit Enée et Didon réfugiés dans une
LA GUERRE DE TROIE.
jiroltc où ils avaient cherché un al)ri conh^o un orage qui les avait surpris pendant la chasse. Ils ont l'un et l'autre des lu'odequins de chasseur; leurs boucliers et leurs lances sont à côté d'euv. Le bouclier de Didon a la forme qu'on donne habituellement à ccu\ des amazones. A l'entrée de la grotte, on voit leurs chevaux. Deux, hommes de leur suite, également armés, sont assis au second plan sur des rochers : l'un d'eux se lait un parapluie avec son bouclier (fig. 760).
Fig. 760. — Énce et Didon surpris par l'orage (d'après une miniature du Virgile du Vatican).
Mort de Didon. — La séduisante hospitalité de Didon retenait toujours Énée à Carthagc. Mais il fallait que Rome fût fondée par les descendants d'Énée, et les dieux ordonnèrent au héros de quitter encore ces rivages pour aller gagner l'Italie oii sa destinée l'appelait. Il fit en secret ses préparatifs de départ; néanmoins la reine cherchait toujours à le retenir par ses prières et par ses larmes. Quand elle se \it décidément abandonnée, elle prit la résolution de se donner la mort.
« Didon, impatiente de briser la trame d'une vie odieuse, parle ainsi à sa sœur. Elle s'adresse à Barcé, nourrice de Sichée (car la sienne avait laissé sa cendre dans le pays de ses pères) : «Chère nourrice, va chercher « Anna, ma sœur : dis-lui qu'elle se hâte de répandre sur son corps l'eau « lustrale ; qu'elle vienne, amenant avec elle les victimes et les offrandes <( prescrites pour l'expiation. Toi-même, ceins ta tète du bandeau sacré, «je veux achever le sacrifice que j'ai préparé au dieu des enfers; je
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« veux mettre un terme à mes peines, et livrer au feu du bûcher l'image (( du Troyen. » Elle dit, et la vieille s'efforce, autant que l'âge le lui permet, de hâter ses pas.
« Alors, frémissante et dans la fureur de son affreux projet, Didon, les yeux égares et sanglants, les joues tremblantes et semées de taches li-
Fig. 701. — Mort de; Didon (d'après une miniature du Virgile du Vatican).
vides et le front déjà tout pâle de la mort qui s'approche, s'élance^ dans l'intérieur du palais, monte, furieuse, au sommet du bûcher, dégage du fourreau l'épée du Troyen, présent qui ne fut point destiné ;V cet usage; puis, regardant ces vêlements phrygiens et ce lit si connu^ elle donne un moment à ses larmes et à ses pensées, s'étend sur sa couche, et prononce ces derniers mots : « Dépouilles qui me fûtes si chères « tant que le destin et les dieux le permirent, recevez mon âme et affran-« chissez-moi de mes tourments! J'ai vécu ; j'ai rempli la carrière que le « sort m'avait tracée ; et maintenant mon ombre glorieuse va descendre « chez les morts. J'ai fondé une ville puissante, et j'ai vu s'élever mes « remparts. J'ai vengé mon époux, et puni le crime d'un frère inhu-(( main. Heureuse, hélas! trop heureuse, si jamais les vaisseaux phry-« giens n'avaient touché mes rivages! » Elle dit, et imprimant ses lèvres sur sa couche : « Quoi ! mourir sans vengeance !... Oui, mourons ! oui, «même à ce prix, il m'est doux de descendre chez les ombres! Que « fuyant sur les mers, le cruel Troyen repaisse ses yeux des flammes de <( ce bûcher, et qu'il emporte avec lui les présages de ma mort! »
« A peine elle avait dit, ses suivantes la voient tomber sous le coup mortel ; elles voient le glaive fumant de sang et ses mains défaillantes. Des cris s'élèvent jusqu'aux voûtes du palais. La Reiionunée sème la nouvelle de cette mort dans la ville épouvantée. Partout on n'entend que plaintes lamentables, que voix gémissantes et hurlements de femmes éplorées. L'air retentit de clameurs funèbres : on dirait qu'un
vain(iuoiir terrible envahit et renverse Cartliaye ou l'antique Sidon, et que les flammes roulent en fureur sur les demeures des hommes et sur les temples des dieux.
<( A ce bruit, Anna, éperdue et pleine de terreur, hàtc ses pas ti-em-blants; déchirant son visage et se meurtrissant le sein, elle accourt au milieu de la foule, et aj)pelant par son nom sa sœur mourante : « C'é-« tait donc là ton dc^ssein, ma sœur! tu voulais me tromper! et voilà « donc ce ([ue me ])réparaient ce bûcher, ces feux et ces autels ! De quoi « me plaindrai-je d'abord, dans cet abandon? As-tu dédaigné ta sœur « jiour compagne de ta mort? Pourquoi ne m'as-tu pas appelée à parta-« ger ton destin? Le même fer, la même douleur, le même instant eût « terminé notre vie ! Mes mains ont élevé ce bûcher ! et j'ai donc invoqué «les dieux paternels pour que tu pusses ainsi mourir seule, en mon « absence ! Tu as anéanti d'un seul coup, et toi, ma sœur, et moi, et ton « peuple, elle sénat de Sidon, et la ville fondée par toi! Donnez cette « eau limpide, que je lave sa blessure ; et s'il erre encore un dernier « souffle sur ses lèvres, que ma bouche puisse le recueillir! » Elle dit, et déjà elle avait franchi les hautes marches du bûcher. Déjà elle serrait dans ses bras et réchauffait, en gémissant, contre son sein, sa sœur expirante, et avec ses vêlements elle étanchait les flots d'un sang noir. Didon essaye péniblement d'entr'ouvrir des yeux appesantis qui se referment soudain. Le sang s'échappe en bouillonnant de sa blessure.