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Jusqu'à aujourd'hui, Crab et son lézard sont toujours sortis victorieux de ces rencontres, néanmoins pénibles mondanités, et leur réputation est devenue telle que nombreux sont les raseurs de murs, en les voyant arriver, qui préfèrent désormais éviter le combat et bifurquent, ou rebroussent chemin rapidement. C'est plus sage, en effet.

*

Il s'avère que le lézard de Crab est bel et bien un crocodile. Crab tenait par distraction sa lorgnette à l'envers.

Mais loin de l'affliger ou de l'effrayer, cette nouvelle le réjouit, et loin de hurler ou de se débattre lorsque le crocodile ouvre sa gueule pour l'avaler, Crab s'y engouffre avec enthousiasme, avec volupté même, comme dans un bon lit, les pieds devant, et prend ses aises dans les entrailles de l'animal. Il y sera bien. A l'abri enfin. Comment ne pas se sentir en sécurité dans cet étui indubitablement conçu pour l'homme, puisque taillé à ses mesures – la longueur est bonne, la largeur aussi -, doué par surcroît de mobilité? C'est un étui d'écailles damasquinées à la portée de tous, doublé de molleton rose pour amortir les chocs, qui résiste à l'eau et à beaucoup d'autres choses, qui ne se laisse pas fracturer sans combattre. Malheur à qui voudrait le dérober. Son occupant à plat ventre n'a aucune peine à trouver le sommeil. Les moustiques ne sont pas à craindre. L'oxygène est régulièrèment renouvelé, la nourriture ponctuellement servie aux heures des repas – viande et poisson.

Crab voyage ainsi désormais, sans frais, sans risques, sans fatigue, il remonte le Gange, le Mékong, le Nil, le Limpopo. Il constate toutefois avec agacement qu'il n'est déjà plus seul à utiliser la locomotion reptilienne – dont il espérait se réserver la pratique -, et que de nombreux touristes en gavials ou en alligators l'ont même précédé sur les berges de ces grands fleuves.

28

Crab boucle ses valises. Direction l'Amérique, l'immense Amérique, il est temps pour Crab de visiter l'Amérique. On le lui a dit, nul ne peut aujourd'hui ignorer l'Amérique. Or Crab n'a jamais mis les pieds en Amérique. Aucun de ses nombreux voyages à travers le monde ne l'a encore conduit en Amérique. La connaissance de l'Amérique lui fait défaut cruellement. Il s'attire à ce sujet les railleries de ses contemporains, parfois même des insultes et des coups. Jusqu'alors, cependant, à chaque fois qu'il envisageait l'expédition, une vague méfiance le retenait, un doute, un soupçon, le pressentiment peut-être que l'Amérique n'était pas un endroit pour lui. Il reculait.

Cette fois, sa décision est prise. Il y va. Il a bouclé ses valises. Il part pour l'Amérique. Avec l'avion, de nos jours, c'est l'affaire de quelques heures. Un pont aérien aussi permanent et solidement campé qu'un viaduc romain relie le vieux continent à cette Amérique. L'appareil décolle en douceur. Crab survole maintenant les nuages, mais la comparaison avec les moutons tient toujours, se justifie même plutôt mieux puisque cette position de surplomb explique que l'on ne distingue pas leurs pattes, alors que l’observation au sol contraint le poète à la mauvaise foi, s'il veut maintenir sa comparaison, à moins d'imaginer tous les moutons du troupeau renversés sur le dos, attitude bien peu naturelle qui nécessitera à son tour une explication et vraisemblablement l'intervention d'un loup dans cette bucolique. Plus bas encore l'Océan scintille, c'est un joli spectacle, scintille, miroite, absolument splendide, scintille donc, un rien monotone peut-être, scintille à perte de vue et les heures passent et nulle terre à l'horizon, Crab sent poindre l'inquiétude chez les hôtesses, puis chez les passagers, une vraie panique, enfin le commandant de bord annonce qu'il reste juste assez de carburant pour faire demi-tour et rentrer, il suppose que l'avion est sorti de sa route, les instruments de guidage doivent être déréglés, la compagnie mettra un autre appareil à votre disposition.

Toutefois, la plus grande confusion règne dans les aéroports. Les douze avions partis ce jour-là pour l'Amérique ont connu la même mésaventure, tandis que les autres lignes étaient normalement desservies. Après vérifications, il apparaît que les instruments de bord fonctionnent parfaitement, ce qui exclut l'hypothèse d'un sabotage, et comme il est difficile de croire que douze pilotes chevronnés et leurs douze copilotes ont pu s'écarter de leur itinéraire par impéritie ou distraction, les vols pour l'Amérique seront suspendus jusqu'à la résolution du mystère.

Mais depuis le temps que Crab rêvait d'une croisière. C'est même à bord d'un paquebot luxueux qu'il embarque. Les dauphins bâtissent des arches tout aussi hautes et régulières que celles d'un aqueduc romain entre le vieux continent et l'Amérique. La traversée s'effectue sans incidents. Néanmoins les côtes américaines auraient dû émerger depuis longtemps, et lorsque les premiers passagers, déconcertés par l'immensité de cet Atlantique, commencent à s'en étonner ouvertement auprès du capitaine, celui-ci est bien forcé d'avouer qu'il n'y comprend rien lui-même, que le bateau vogue à présent au cœur du Pacifique et que la Sibérie sera bientôt en vue.

De retour sur ce vieux continent, Crab apprend que des expéditions s'organisent pour tenter de retrouver la route de l'Amérique, perdue, oubliée, afin de rétablir avec elle les relations et les échanges qui nous furent si profitables durant ces cinq derniers siècles.

Crab n'est pas dupe. Il n'a d'ailleurs jamais cru sérieusement à l'existence de l'Amérique, cette terre de légende inventée par les conteurs pour se rendre enfin intéressants, accréditée par les souverains dans le but de distraire leurs peuples de la misère et de l'ennui, facteurs de révolutions, et de remporter à peu de frais de prétendus succès diplomatiques justifiant leur présence au pouvoir. Les indécisions et les graves erreurs de leur politique s'expliquaient semblablement par l'incurie, ou l'instabilité, ou la toute-puissance des pouvoirs en place là-bas.

L'Amérique!

Nul doute que le nom de Crab restera attaché à la découverte de cette formidable supercherie.

*

Crab devine que la grande guerre qui se livre là-bas, aux antipodes, et dévaste des contrées entières, et décime des populations, n'a d'autre objet que lui-même, Crab, qu'il est au centre du conflit et même son unique raison d'être. Or il en est sincèrement, profondément désolé. Il n'a jamais voulu ça.

29

Crab devint par héritage propriétaire d'un désert immense, mais dut s'engager pour satisfaire aux volontés du testateur à ne pas le vendre, à le laisser en l'état et à n'y mettre jamais les pieds. Ce qui ne l'empêche pas de s'y sentir chez lui.

*

– Voici le chantier de ma maison. Je n'ai pas attendu la fin des travaux pour m'y installer, puisqu'elle est habitable, j'ai emménagé hier. Comme vous voyez, le plus gros est fait, ajoute Crab qui désigne pourtant un vaste terrain nu dépourvu de toute trace d'habitation. Mais à ceux qui s'en étonnent et tentent de lui démontrer que la construction de sa maison n'a toujours pas commencé, il réplique: – L'entrée et la sortie y sont, toutes les fenêtres aussi, grandes ouvertes, le reste est un luxe dont je me passe très bien. Le Philosophe a son toit dans sa tête, dit-il encore.

Puis s'étend à même le sol, à même le ciel, et s'endort.

Crab est le dernier sage, son corps sans désirs n'a d'autre projet que vieillir, vieillir sans trêve et jusqu'au bout.