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Mais la nuit aveugle se trompe d'époque. Plus exactement, elle ne participe pas au progrès général du monde. La malice des hommes ne peut rien pour elle, ni contre elle, la nuit intouchable. Le jour seul est affecté par leurs décisions. Mais la nuit les ignore, elle néglige les changements survenus depuis les origines, et notamment l'évolution intellectuelle de Crab. Pour elle, rien n'a bougé. Crab le constate à son réveil. L'aurore au doigt de rose se lève entre ses cuisses. Il a faim. Quelle jeunesse, harassante.

*

La terre tourne en poussière, ou en boue, l'eau gèle ou s'évapore, l'air brûle quand il n'enrhume, et le vent qui vous décoiffe n'en est pas moins sale comme un peigne – mais Crab se trompe ou le feu est toujours lui-même, pareil à lui-même, fidèle à lui-même, intransigeant, incorruptible, inaliénable, définitivement hostile à tout compromis? On ne peut faire confiance qu'au feu. Au feu seul. C'est donc dans le feu que Crab ira vivre. Il y sera bien.

Ainsi Crab déménage pour de bon sans quitter sa maison – masure insalubre, inhabitable, tels ces vieux moulins désaffectés, condamnés à moudre l'ivraie de l'abandon et de l'oubli. Une allumette suffit, sa flamme simplette, cette étincelle de premier anniversaire et le décor aussitôt flambe neuf. A croire que le feu guettait dans une encoignure l'occasion de grimper aux rideaux. Mais ne dites pas qu'il couvait, vous fâcheriez ce coq. Il était à l'affût, latent comme un fauve. Il attendait son heure. Le feu aimé se montrer aux fenêtres, il n'y a que lui pour éclipser un pape en pleine représentation, même si ce dernier s'embrase alors à son tour et se met en torche pour lui reprendre la vedette.

Les vitres volent en éclats. Le feu étire ses membres démesurés, il en impose aussitôt, il prend toute la place, il est ici chez lui, dans ses murs, déjà à l'étroit, il se débarrasse du mobilier qui l'encombre, il engage sans plus tarder de ruineux travaux d'agrandissement, il décloisonne, il a la bonne idée de réunir les trois étages en un seul, la cheminée fume naïvement, la girouette sur le toit est une vraie girouette, les flammes pavoisent les lucarnes, rouges, orange, ou jaunes, chacune d'elles est la proie des autres et par celles-ci conduite au bûcher, où elle se redresse alors de toute sa taille, pareille à une sorcière suppliciée qui vous maudit, juges ignobles, prêtres moites et prêtres secs, grasses figures de badauds attroupés, risibles niais, et offre avec orgueil à Satan l'Hospitalier, outre sa belle âme d'amiante, le bois mort de ses longs membres maigres, les mèches soufrées de sa chevelure crépitante et les dix étincelles bleues envolées de ses ongles.

C'est exactemènt l'intérieur dont rêvait Crab. Il court d'une pièce à l'autre, enthousiaste. Que c'est beau. Assurément le plus bel incendie qu'il ait jamais visité. Il y retourne, il découvre à chaque fois de nouveaux embellissements, sans surcharges ni luxe douteux, d'ingénieuses transformations. Et mille commodités. Nul importun désormais n'osera forcer sa porte. Venez un peu lui vendre vos Bibles. L'ennui non plus ne trouvera pas à se fixer ici, ses moindres bibelots dansent dans les flammes. Le confort sans doute laisse à désirer, mais Crab se moque du confort, tant d'avantages et de magnificence méritent bien la peine de se brûler un peu.

30

Crab ne comprendra jamais pourquoi, malgré leurs jambes deux ou trois fois plus longues, leur taille plus élancée, et ce cou qui ne veut pas finir, les femmes sont en moyenne plus petites que les hommes. Ce n'est d'ailleurs qu'un exemple. En réalité, Crab ne comprend absolument rien aux femmes. Et pour commencer, il ne comprend pas un traître mot de ce qu'elles disent. Il parle avec aisance plusieurs langues, mais sa parfaite maîtrise du chinois ne lui est d'aucune utilité avec les Chinoises. Leurs gestes non plus ne lui permettent pas de saisir le sens de leurs paroles. Quand une femme lui désigne un siège, il prend l'air surpris, remercie à tout hasard, et quitte la pièce en emportant cet insolite et encombrant cadeau. Quand elle lui désigne son lit, il convoque les déménageurs.

On le devine, les rapports. de Crab avec les femmes pâtissent de ce malentendu permanent. Aussi a-t-il cru judicieux d'engager un traducteur qui le suit désormais partout et lui répète, d'ailleurs exactement dans les mêmes termes, les propos qu'elles tiennent; avant de se retourner vers elles pour leur transmttre la réponse de Crab, car il est à noter que les femmes également restent sourdes à ses paroles. On ne saurait pour autant parler d'incompréhension réciproque, la réciprocité supposant une relation intime, suggérant davantage encore, l'existence d'un lien étroit, d'un échange de correspondance amoureuse, d'une complicité érotique, d'un passé commun tumultueux, en somme, dont Crab pour sa part ne garde aucun souvenir.

Doit-il s'en plaindre? Certains phénomènes étranges, maintes fois observés, donnent à penser que la situation pénible de Crab se compliquerait et deviendrait tout à fait invivable s'il parvenait à surmonter le handicap de la langue. Ainsi, lorsque pris dans une bousculade il lui arrive de toucher ou seulement d'effleurer une femme, il se produit une petite explosion, accompagnée de fumée âcre, qui les surprend beaucoup tous les deux – quoique Crab y soit maintenant habitué. Autre réaction déconcertante et systématique, ce contact furtif suffit à provoquer un court-circuit qui affecte toutes les installations électriques alentour et plonge dans l'obscurité la ville entière.

Comment, sachant cela, Crab oserait-il approcher les femmes, sachant aussi que sa salive mêlée à une autre salive forme aussitôt du charbon, que ses doigts noués à d'autres doigts ne se dénoueront plus, que son souffle blanchit les cheveux, que ses caresses gercent le cuir des éléphants, et que ses lèvres aspirent toute moelle vivante?

Cela dit, patient, attentif, fin pédagogue, volontiers joueur et conteur, Crab ferait un excellent père.

*

Ce monsieur étourdi qui cueille des fleurs sauvages dans un pré arrache en réalité des têtes de petites filles dans une cour d'école. Vous le reconnaissez, c'est bien lui, c'est Crab, il va être confus à ne savoir où se mettre lorsqu'il constatera sa méprise – de quoi aura-t-il l'air avec son gros bouquet sur les bras, et nul vase assez grand pour le recevoir?

31

Habitué – que la pente ou non s'y prête – à couler son regard sous les jupes, Crab constate avec un trouble croissant que la mode des slips en mâchoires de léopard fait des ravages.

*

Crab à première vue croit distinguer, voltigeant autour d'elle, une nuée de papillons bleus ou gris et de papillons noirs, ce sont des yeux exorbités, soumis à l'attraction irrésistible de ses hanches, satellites clignotants qui parfois se télescopent, ou qu'elle mouche elle-même entre pouce et index, lorsqu'ils se font plus indiscrets, mais que d'autres aussitôt remplacent, traversant l'espace, contournant les corps intercalés et tous les obstacles, crevant les rideaux de mousseline, tombant en grêle des plus hautes fenêtres ou crachés par les soupiraux comme des balles de fusil, arrachés deux par deux aux passants, des yeux bleus, gris, noirs, très brillants, et Crab doit clore à demi les paupières pour empêcher les siens d'y aller voir de plus près, eux aussi, car la jeune fille passe maintenant devant lui sur deux jambes non moins rivales que Miss Norvège et Miss Finlande, impossibles à départager. Une laisse de cuir souple s'enroule trois fois autour de son poignet – comme pour lier un peu plus sérieusement ce délicat faisceau de veines vertes -, à l'autre extrémité de laquelle ballotte une maladivement grosse petite chienne eczémateuse aux pattes torses, au ventre rosâtre hérissé de tétines qui semblent autant de valves par où regonfler au besoin le pénible animal qui souffle ou alors renifle avec un bruit de feuillages, le mufle clapotant, noir aplati croulant de salive et de morve, puis découvre soudain dans un bâillement béant comme une vilaine plaie des gencives pourries très inégalement plantées de dents moins riches en ivoire qu'en ébène, pour rester en Afrique, ainsi qu'une langue mauve tant mâchée et remâchée qu'elle ne doit plus guère avoir de goût, referme enfin cette gueule, approximativement, et se soulage sans même lever la patte, dans sa culotte si on veut, obligeant de ce fait la fée qui le promène à s’arrêter. L'occasion est trop belle. S'il ne tente pas sa chance, Crab le regrettera toute sa vie. Il y va, allez. Il s'approche d'elle. – J'ai un mâle, propose-t-il carrément, nous pourrions avoir des petits?