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Enchanté par la promesse de ces retrouvailles, Isaïe ne songeait plus qu’à organiser sa veillée. Pour se distraire, il prit sur l’étagère l’almanach de l’année, une plume et un encrier. Depuis plusieurs générations, il était d’usage, chez les Vaudagne, de consigner dans un almanach les événements remarquables de leur existence. Assis sur un banc, devant la table, Isaïe feuilletait la brochure ornée d’illustrations pieuses en trois couleurs. Puis, s’étant arrêté à la date du jour, il traça les mots suivants d’une grosse écriture carré : « Les moutons sont rentrés. Un avion est tombé. » Il hésita un peu et souligna les deux phrases d’un trait noir. Le papier grinça, écorché. Isaïe, les yeux à demi clos, contemplait son œuvre. L’encre brillante séchait lentement. Il tourna la page. Remontant le cours de l’année, il cherchait d’autres souvenirs. Cette occupation lui était douce, parce que, grâce à elle, il avait le sentiment que les heures les plus tristes, les plus gaies, les plus graves de son passé n’étaient pas tout à fait perdues. Il lisait : « 29 octobre. Descente du bois. » Et, devant ses yeux, les troncs de mélèze, dénudés, ébranchés, gluants de résine, glissaient à une allure vertigineuse dans les couloirs, bondissaient en craquant sur les obstacles rocheux et s’affalaient, pêle-mêle, au bas de la pente, dans un nuage d’écorce rouge pulvérisée. Ou bien encore : « 17 mars. Avalanche. Les derniers culots se sont arrêtés à la tourne. Comme Dieu a voulu. » Et, aussitôt, il se rappelait cette nuit de printemps, avec son tonnerre de pierres entrechoquées et son relent de soufre qui pénétrait jusque dans la maison. Il y avait aussi l’histoire de la chèvre morte, les mamelles pourries, le lait jaune de pus, et celle du pèlerinage organisé par monsieur le curé au nouvel oratoire, et celle du coq de bruyère abattu par Marcellin d’un coup de fusil.

Isaïe était surpris d’avoir vécu tant de faits mémorables. Une bonne chaleur grouillait dans son ventre. Il mouillait son doigt pour tourner les pages. Les dates se succédaient à rebours : « 15 mars… 3 février… » Enfin, le début de l’année : « 1er janvier, Marcellin m’a fait compliment pour la potée. » Il sourit de plaisir, se leva et remit l’almanach à sa place, sur la planchette. Un moment, il éprouva la tentation de consulter les almanachs des années précédentes. Sa main caressait le tas de feuillets poussiéreux, aux couvertures cornées. Mais il savait qu’il ne devait pas les ouvrir, s’il voulait se garder calme pour la nuit. Tout le mal dormait là-dedans. Pourquoi Marcellin ne revenait-il pas ? Quand son frère était dans la maison, Isaïe n’avait que des idées habituelles, inoffensives. Seul, en revanche, il ne pouvait s’empêcher de retourner, par la pensée, à l’époque de son malheur. Le vent hurlait d’une voix aigre et les poutres du toit grinçaient. Il y avait dans l’air un événement pas naturel. Une présence, un ordre. Isaïe avança la main. Non pour saisir un autre almanach. Cela, il n’osait pas le faire. Pour prendre, simplement, derrière les livres, une photographie jaune et craquelée : un groupe de guides, et lui parmi eux. Tous assis sur une banquette. De rudes visages souriants. Les mains sur les genoux, la pipe au bec, l’œil fixe. À leurs pieds, des sacs, des cordes, et une inscription : 1938. Il pouvait citer tous les noms : Nicolas Servoz, Paul Blandot, le petit Vemier… Il s’arrêta. Son cœur devenait mou.

— Voilà, voilà… je savais bien qu’il ne fallait pas… À quoi ça sert ?…

Il glissa la photographie derrière les almanachs. Mais son esprit continuait à travailler sur l’image. Avait-il été vraiment cet homme, dont le photographe avait saisi au vol l’expression heureuse et déterminée ? L’un des guides les plus sûrs de la région. Six « premières » à son actif. Ses clients, tous des messieurs et des dames de qualité, avaient inscrit dans son livret le témoignage de leur satisfaction. Quand il traversait le village pour se rendre en ville, au bureau de la compagnie, les gens le saluaient avec estime. Les jeunes écoutaient ses conseils. Les vieux recherchaient son amitié. Marcellin, qui lui servait de porteur, ne se permettait pas d’élever la voix pour le contredire. Et, soudain, tout avait lâché, comme si les liens qui unissaient son âme à son corps se fussent cassés net. Il n’avait pas besoin d’ouvrir l’almanach de la mauvaise année pour voir la page marquée d’une croix noire. Ce soir-là, il n’avait rien osé écrire. À peine s’il avait eu la force de tracer le signe de deuil : un client tué par la rupture du bec rocheux qui soutenait la corde de rappel. Il balança la tête pour se détacher de cette vision affreuse. Des paroles, cent fois répétées, montaient à ses lèvres :

— Ce n’était pas ma faute. Tous l’ont dit, après. Le point d’appui était connu comme solide…

Quinze jours plus tard, une caravane de trois personnes, conduite par lui, avec Marcellin comme porteur, avait été prise sous une coulée de neige. Aspergé de poudre glacée, Isaïe avait hurlé l’ordre à tous de se plaquer contre la paroi. Trop tard. Là-haut, dans une sorte de soupir paresseux, une lourde masse scintillante basculait dans le vide et cachait le ciel. Soufflée par l’avalanche, toute la cordée avait roulé sur la pente qui menait au glacier et s’était arrêtée, ensevelie au bord des premières crevasses. Marcellin et Isaïe avaient pu se dégager sans trop de peine et s’étaient mis, aussitôt, à creuser l’épaisse nappe blanche qui emprisonnait les clients. L’un d’eux, légèrement recouvert, était indemne. Les deux autres, écrasés sous quatre mètres de neige compacte, avaient péri étouffés. Isaïe se rappelait sa rage devant les corps inanimés : le rhum versé dans les bouches crispées, les mouvements de respiration artificielle, les gifles appliquées en cadence sur les joues molles et froides. Le rescapé, un jeune Anglais au visage poupin, riait nerveusement et agitait ses mains telles des marionnettes. Il semblait à Isaïe que, ces éclats de rire, il les entendait encore, derrière la porte, mêlés à la plainte du vent.