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De belles images en perspective : la façade gothique, le jeune prodige, un scientifique de vingt-cinq ans, photogénique en plus, engagé, avec un vrai sens social, environnemental, et qui — même si on n’avait pas tout compris — prétendait que le miel contenait un des secrets de la régénération des cellules du corps humain : un beau sujet pour le 20 heures.

Il chercha à nouveau la femme brune. La foule, agitée de mouvements de houle, venait de l’aspirer. Il crut la reconnaître. Il aurait voulu saisir l’occasion pour lui parler. Il ne la retrouva pas. Les caméras s’étaient éloignées de sa petite personne et étaient toutes braquées sur le géant de pierre.

Profitant du mouvement, elle avait dû tenter de s’approcher. Elle ne devait pas s’intéresser tant que cela à lui.

Un groupe se battait avec un des plus gros morceaux de la bâche, qui, en tombant, les avait plaqués au sol. La clameur était redevenue très forte.

À côté du jeune homme, un vieux monsieur bien mis, à fine moustache, qu’il n’avait pas vu arriver, une canne à pommeau d’argent à la main, commençait à parler :

« C’est toi, Beautrelet ?

— Paul Beautrelet, oui monsieur.

— Je t’appellerai Isidore, si tu veux bien. Isidore Beautrelet. Je préfère. J’y suis habitué.

— C’était mon arrière-grand-père. Comment savez-vous ?

— Crebleu, je l’ai bien connu. Il était notaire à Étretat, à la fin de sa vie.

— Mais enfin, c’est ridicule, qui êtes-vous ? Mon arrière-grand-père Beautrelet est mort en 1929, ruiné par le krach, ça a marqué la famille…

— S’il avait accepté d’entrer dans ma bande, il serait mort millionnaire. Je l’ai connu, il sortait à peine de Janson-de-Sailly, bon lycée, mais il n’était pas tout à fait aussi brillant que toi. Il m’aimait bien, finalement. Il avait eu son heure de gloire, tu sais, grâce à moi, ou plutôt à mon biographe, Maurice…

— Vous prétendez être…

— Et pourquoi pas ? Et je te le prouve à l’instant puisque je viens de voler, sous les yeux de tous, la façade de la cathédrale de Strasbourg.

— Arsène Lupin ! »

*

Le petit homme eut un sourire, redressa ses épaules — il n’était plus si petit — et fixa celui qu’il venait de rebaptiser Isidore :

« Tu as toutes les télévisions pour toi aujourd’hui. Mon amie Claire Chazal t’attend en duplex à 20 h 27, ne sois pas en retard au maquillage. Tu croyais que tu allais lui parler de tes recherches en biologie, je viens de te cambrioler aussi ton sujet. Mais, beau prince, je te laisse la vedette. Tu vas devoir raconter ce qui vient de se passer. Les télévisions ont toutes des images, superbes, grandioses, flamboyantes, la lumière était parfaite quand la bâche est tombée, un grand rideau de scène.

— Vous êtes cinglé.

— Je te laisse annoncer au monde qu’Arsène Lupin est de retour. Ce n’est pas plus invraisemblable comme histoire que ce que tu viens de raconter pour gagner ton prix à propos du principe de régénération des cellules à partir de cette molécule présente dans le miel, que tu prétends avoir été le premier à isoler. Tu me feras la véritable démonstration un autre jour. Je te laisse à tes fans et à tes admiratrices, j’en ai vu une ou deux que je te volerai peut-être aussi. Il n’aurait pas été normal que l’arrière-petit-fils de celui qui a percé le mystère de l’Aiguille creuse ne soit pas salué, à l’occasion de son premier pas vers le prix Nobel, par moi, son bon oncle Arsène ! Toujours en forme, malgré son âge digne des patriarches de la Bible sculptés sur ce portail ! Tous les cent ans, je m’invente une nouvelle vie, avec enfance, jeunesse, maturité…

— Lupin est un personnage de roman.

— C’est comme les comètes : en 1915 j’étais Lupin déjà et je prenais la tête de 10 000 Berbères, pour la France, dans le désert du Sud marocain. En 1815 on m’appelait Vidocq et j’avais dans ma bande deux garnements de dix-sept ans qui s’appelaient Balzac et Michelet. En 1715 j’étais tour à tour Cartouche, le bandit au grand cœur, et Philippe d’Orléans, régent de France, j’ai donné à ce radin de John Law l’idée du papier-monnaie. En 1615, par pure générosité, je m’embarquais sous le nom d’Adrien Lyévin avec Samuel de Champlain pour l’aider à bâtir la Nouvelle-France. En 1515, je me faisais appeler Artus de Limésy, aux côtés de Bayard, le chevalier sans peur mais sans malice, et c’est moi qui ai parlé à François Ier d’un certain Léonard de Vinci. En 1415, à Azincourt, j’étais Adhéaume de Lannoy et je faisais voler par mon valet Ysambart l’épée et le sceau du roi de France. Tu veux que je remonte comme ça jusqu’à Tibère, qui m’a couvert d’or quand le petit Jésus avait quinze ans ? J’ai été le prince Sernine, Raoul d’Andrésy, Louis Valméras, don Luis Perenna, grand d’Espagne, Albert Lebrun, président de la République, Marcel Duchamp… Je suis aussi de temps à autre Guy-Manuel de Homem-Christo, tu sais, le plus célèbre des Daft Punk, je suis Bansky, la star du street art dont les œuvres valent des millions et dont nul n’a jamais vu le visage, je publie de loin en loin un livre, pour mon plaisir, sous le nom de Thomas Pynchon… On ne me reconnaît jamais à temps. Ils sont bruyants tes amis militants, on ne s’entend plus. Pas grandiose, dis-moi, la sculpture de la cathédrale de Strasbourg. J’ai été un peu déçu hier, quand j’ai fait ouvrir les colis.

— Lupin est mort depuis des années. Je n’ai pas connu mon arrière-grand-père. Vous me faites marcher. Il doit y avoir une explication, on était en train de la restaurer, cette façade…

— Je suis en pleine forme, te dis-je, mon petit Isidore, toutes les preuves de ce que je te raconte sont accessibles, personne n’a jamais eu l’idée de les chercher : ouvre Balzac, il se trouve que je suis Amaury Lupin dans La Comédie humaine, lis le Journal de Michelet, il est venu me voir à l’Aiguille creuse, il adorait Étretat… Tu veux que je t’emmène à Carcassonne, voir la chapelle Saint-Lupin, à la cathédrale ? Regarde-moi, j’existe. Nous allons vivre de grandes aventures ensemble, toi et moi, tu verras, ouvre les yeux. »

Le vieillard arracha sa petite moustache : redressé, il mesurait un bon mètre quatre-vingt-cinq, il sauta sur place avec l’aisance d’un gymnaste devant un cheval d’arçon, passa de l’autre côté du rouleau de toile plastifiée qui avait été la plus belle des publicités pour l’électronique allemande, il fit tourner sa canne entre ses doigts en imitant Charlie Chaplin, esquissa trois entrechats, et il se faufila dans la foule comme un danseur.

En une seconde, Beautrelet eut le temps de voir la femme en noir qui s’éloignait, dans la même direction que Lupin.

« Lupin », voilà qu’il lui donnait ce nom, absurde…

Trop tard. Il les avait perdus tous les deux. Depuis quelques heures, sa vie était devenue un rêve.

*

Le soir même, dans les locaux de France 3 Alsace, juste avant le duplex avec le journal de France 2, Paul Beautrelet — que nul n’appelait encore Isidore, son nouveau surnom sous lequel il devait devenir, peu de temps après, si célèbre — donna une grande interview.

On n’allait pas lui ravir comme cela son succès international, l’occasion de faire entendre le sujet de ses recherches aux grands laboratoires qui, de Harvard à l’Institut Karolinska de Stockholm, étaient capables de les financer.

Il avait son idée, si cet homme était Lupin, celui à qui il vouait un culte depuis son enfance, celui dont la tradition de sa famille faisait un héros, il n’y avait qu’un moyen de l’abattre : le ridicule. Cela aussi prendrait trois minutes, autant que pour résumer sa thèse, pas une de plus.