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Dans le studio, l’étudiant Beautrelet s’était recoiffé et avait l’air d’un premier communiant. On diffusa d’abord les trois minutes où, en faisant rire le public avec l’imitation d’une petite abeille venue butiner un pot de miel, il avait su faire comprendre qu’il était sur la piste de la fameuse molécule antivieillissement, un des graals de l’humanité.

Ensuite, la journaliste, une jolie blonde aux joues rondes qui portait un nom difficile à orthographier tant il était alsacien, lui lut le communiqué de presse qu’elle venait de recevoir :

« Les sculptures de la cathédrale de Strasbourg n’ont pas à servir à la publicité de l’industrie allemande. Je les rendrai à la France à condition que la nouvelle bâche qui recouvrira le chantier porte simplement la reproduction de ma carte de visite : Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. »

On diffusa les images. Pouvait-il expliquer ce qui relevait de la plus haute prestidigitation ?

« Pour comprendre ce qui s’est passé, il suffit d’appliquer les méthodes de déduction que j’ai utilisées pour ma thèse. Les voleurs viennent d’accomplir un acte absurde. Signer ce forfait du nom d’Arsène Lupin témoigne d’une naïveté touchante. Les sculptures, voyons, sont ce qu’il y a de moins intéressant dans la façade de la cathédrale de Strasbourg ! C’est un peu comme voler les faux diamants du Collier de la Reine, exposé au château de Versailles, qui sont de la verroterie, et laisser dans la vitrine la monture qui, elle, est authentique. Les sculptures de cet édifice ont été remplacées deux fois, au moins, une fois après la Révolution française, une autre fois sous Guillaume II, le Kaiser, qui voulait faire de Strasbourg une des grandes capitales de son Reich.

— Vous êtes aussi spécialiste de sculptures ? demanda la journaliste.

— Non, mais en deux secondes sur Wikipedia, n’importe qui trouve toutes les informations. La sculpture de la cathédrale de Strasbourg est pour l’essentiel du XIXe siècle. Il y a même une statue un peu lourdingue qui représente Louis XIV à cheval, sculptée à la manière de 1840. Puis toutes les autres statues sont allemandes, et plus tardives, du coup elles sont mieux faites et on les croirait facilement du Moyen Âge. Comment dit-on Viollet-le-Duc en allemand ? Bodo Ebhardt. L’architecte du Kaiser. J’imagine que le voleur doit être un de ses rares admirateurs, parce que vraiment, s’il était un vrai connaisseur de sculpture médiévale, il se serait intéressé au portail d’Amiens ou à celui de Saint-Trophime d’Arles. Il aurait fait découper la façade de la petite église Saint-Pierre de Carennac, je la connais, c’est sublime, mais pas Strasbourg. Ces sculptures sont invendables, si on les faisait passer aux enchères, elles ne vaudraient pas tripette. Elles fêteront leur millénaire dans neuf cents ans, c’est moi qui vous le dis… »

La journaliste ne lui laissa pas le temps de sourire :

« Mais comment a-t-on pu les voler, en plein jour, sur la place la plus fréquentée de la ville ?

— Qui vous dit qu’elles ont disparu aujourd’hui ? J’imagine que si elles ont été dérobées si facilement, c’est parce que le service des Monuments historiques était en train de les nettoyer ou de remplacer celles que la pollution a trop dégradées. Je peux parier qu’elles n’étaient plus sur place depuis longtemps. Les restaurateurs qui ont travaillé ces derniers mois ont dû les sortir une par une et les entreposer dans un atelier. Le grès rose, ça s’use vite. La cathédrale est en permanence en travaux, l’échafaudage fait le tour en vingt ans, on finit par la tour unique et sa flèche. Chaque pierre a déjà été changée dix ou douze fois. C’est l’histoire du couteau dont on a refait la lame, puis le manche, puis la lame, puis le manche. C’est toujours le couteau de chasse de saint Hubert mais celui qui le volerait en croyant prendre une relique du Moyen Âge serait un grand naïf. C’est un vol ridicule. »

Il évoqua son arrière-grand-père, cet Isidore Beautrelet que Maurice Leblanc avait transformé en héros de son roman L’Aiguille creuse, et qui avait défié Arsène Lupin au point de mettre en danger le célèbre gentleman-cambrioleur.

Il sourit, regarda la caméra et affirma :

« Dans ma famille, on aime se battre avec les voleurs, et je peux vous dire que celui-ci est un débutant, même s’il a un certain goût pour le spectacle. Un débutant qui est bien loin derrière Lupin, le prince des cambrioleurs. Ce n’est même pas un bon imitateur. Du coup j’aurai moins de mérite que mon arrière-grand-père : je vous certifie que, dès demain, la police aura retrouvé les statues. »

*

La nuit venue, sur la place venteuse, au milieu des projecteurs jaunes qui donnaient à l’immense masse de l’édifice une couleur de lingot d’or, le jeune Paul erra longtemps. Il regardait. Il pensait. Il se demandait comment « Lupin » allait répondre. L’homme avait voulu faire de lui son porte-parole, il avait dû être déçu.

Les ombres des pinacles avaient l’air de fantômes, et ce fut pour lui comme si ses terreurs d’enfant revenaient. Les manifestants avaient disparu, la police avait veillé à ce que le parvis ne se transforme pas en campement, et tout avait été nettoyé, comme s’il ne s’était rien passé. La bâche en morceaux avait été évacuée. Quelques badauds venaient constater par eux-mêmes le vol des sculptures.

Son père lui parlait toujours de Lupin, comme d’un ami un peu terrifiant de la famille, dont on vénérait la mémoire, de génération en génération. Leur maison de campagne d’Étretat n’était pas loin du Clos Lupin, la demeure mystérieuse de Maurice Leblanc. Tout le monde savait, au pays, qu’à la fin de sa vie le biographe du gentleman-cambrioleur avait fait poser des verrous sur toutes les portes parce qu’il avait peur que son héros ne vienne lui réclamer des comptes. Tout le monde disait que Leblanc était devenu fou, que le personnage des romans avait fini par accaparer la raison de leur auteur.

Le petit Paul, enfant, s’était toujours demandé si Leblanc vieillissant n’avait pas raison, et si Lupin n’avait pas existé. « Pour de vrai. »

Il avait tout lu, deux ou trois fois chacune des aventures, vers quinze ans. Il avait tremblé devant la comtesse de Cagliostro, l’éternelle rivale, il avait été ému par le mariage mondain de l’escroc de haut vol devenu presque gentilhomme avec Angélique de Sarzeau-Vendôme, il avait pleuré en lisant la scène de la mort de Raymonde de Saint-Véran, la plus aimée, sur la plage, dans les bras d’Arsène, un peu snob dans ses choix de fiancées, mais toujours très amoureux — et ce passage, Beautrelet le relisait parfois pour lui seul, à haute voix. Dix ans plus tard, il pleurait toujours avec les mêmes larmes de petit garçon.

Que Lupin revienne, s’adresse à lui, soit le témoin de ses succès, du coup, cela ne l’étonnait pas. Au fond de lui-même, il en avait toujours rêvé. Lui le bon élève, l’étudiant doué qui disait, avec un peu de suffisance, à ses amis d’université : « Vous, vous êtes des chercheurs, moi, vous verrez, je suis un trouveur », était prêt pour combattre un fantôme.

Il avait toujours regretté qu’après l’affaire de l’Aiguille creuse, vers 1904, son arrière-grand-père n’eût pas poursuivi d’autres enquêtes, laissant, trop beau joueur, la première place à Lupin — pour se contenter de sa jolie carrière de notaire normand. S’il avait été à sa place, lui, il aurait combattu, et Lupin aurait trouvé un adversaire à sa mesure. Quand il se parlait à lui-même, depuis qu’il avait l’âge de raison, le petit Paul Beautrelet, qui regrettait de n’avoir pas vécu cent ans plus tôt, mais qui en même temps s’était juré qu’il marquerait le XXIe siècle, se baptisait toujours, pour rire, de ce prénom d’Isidore — qui, de droit, lui appartenait.