Выбрать главу

Alors, le coq chanta. Tout le monde regarda. Joséphine se leva, la main droite tendue. Personne ne surveillait. La niche qui était face à elle ouvrit ses volets de bois doré, Vénus apparut, chastement vêtue de ses cheveux dénoués. Joséphine ouvrit la main. Cela dura moins de quinze secondes. Les volets s’étaient refermés. Le diamant venait de disparaître dans les flots peints en trompe l’œil. Les apôtres, au sommet, continuaient leur ronde, imperturbables, sur leurs petits chariots d’or.

Beautrelet la regardait : elle était séduisante comme la Providence, elle allait financer ses recherches, elle avait la beauté, l’intelligence, la poésie, elle serait celle qui ferait son bonheur. Elle était fantasque et en même temps directe et pragmatique, comme il aime. Paul avait toujours détesté les filles nunuches et mignonnettes, il aimait les femmes décidées. Son prénom était désuet et charmant. Il n’avait en tête que l’impératrice Joséphine, qui avait le même genre de qualités, et il se sentait aussi irrésistible que le général Bonaparte. Elle serait sa bonne étoile.

*

À cet instant, les deux clochards qu’il avait entendus se battre s’étaient placés à côté d’eux. Ils s’approchaient comme s’ils voulaient leur parler. Ce qui mit Beautrelet sur ses gardes, ce fut l’odeur. Au lieu d’un sympathique fumet de chiffonnier habitué à dormir dehors, l’homme qui venait de prendre place à sa gauche, mal rasé, habillé d’une vieille veste et d’un pantalon de treillis, sentait l’eau de Cologne no 89 de chez Floris, reconnaissable entre toutes, celle qu’utilise le prince de Galles, et cela lui sembla une faute « élémentaire ».

« Mister Sholmès, je présume ? Les télévisions laissent croire que vous êtes à Saint-Denis. Et j’imagine que ce monsieur est l’excellent docteur Watson. Il va mieux depuis l’Afghanistan ? Je ne sais pas si vous connaissez madame, souffrez que je vous la présente… Joséphine…

— Joséphine Balsamo, Strasbourgeoise. Ravie de faire la connaissance des deux fameux limiers dont la BBC vante les exploits. Que pouvons-nous faire pour vous aider ? Vous cherchez ce petit peuple de statues que le joueur de flûte de Hamelin a entraîné avec lui… On a annoncé sur Direct 8 qu’elles avaient quitté la bouche de métro qu’elles ornaient depuis hier pour trouver refuge dans les réserves du Louvre, en attendant qu’un camion sous escorte les reconduise ici. Asseyez-vous, vous serez aux premières loges pour assister à leur retour. »

Pauvre Herlock, il croit que son cerveau va vite, il va voir ce qu’est un étudiant français. Visiblement les deux hommes ne se sont pas connectés aux chaînes d’info en continu pendant qu’ils étaient dans le train : à voir leurs mines étonnées, ils ne savent rien du retour des sculptures. Au concours du plus surpris, qui aurait gagné ? Sholmès et Watson, démasqués comme des bleus par un gamin ? Beautrelet qui, en entendant le nom de Balsamo, venait de blêmir ? Joséphine, que les deux faux clochards encadraient comme s’ils venaient l’arrêter — et qui se moquait d’eux ouvertement, avec un sourire de Joconde ?

La voici donc, Joséphine Balsamo, la Cagliostro, fille de ce Joseph Balsamo, soi-disant « comte de Cagliostro », mage, alchimiste, physicien, dernier des grands astrologues initiés et pionnier des expériences de magnétisme, hypnotiseur à ses moments perdus, Strasbourgeois, aventurier du temps de Marie-Antoinette — celui dont Alexandre Dumas, bien renseigné, avait donné la vraie biographie déguisée en roman ! C’était elle ! Cette femme sans âge, qui avait traversé les époques, celle avec qui Lupin, son rival, avait eu une liaison passionnée.

Lupin immortel ? Joséphine Balsamo vivante ? On avait dit, au début du XXe siècle, que Lupin avait séduit la Cagliostro pour lui voler l’élixir de son père, cela expliquerait cette survivance incroyable des deux… Beautrelet préférait s’arrêter là. Il se refusait à imaginer un Cagliostro en 1840 concevant la nouvelle horloge astronomique. Ce roman, on ne le lui ferait pas avaler. Retour sur terre !

Il avait affaire à deux imposteurs, alliés peut-être l’un avec l’autre, qui voulaient le mettre sous contrat pour s’enrichir avec ses découvertes. Deux êtres de mystère et de séduction, en deux jours, face à lui — il fallait qu’il résiste, qu’il se barricade. Il regardait Joséphine. Elle observait à nouveau l’immense mécanisme.

Le bedeau enlevait les barrières de bois qui entouraient la zone de l’horloge. Fin de l’accès payant pour le spectacle de midi. Les touristes sortaient.

L’orgue jouait une cantate de Bach. Jésus que ma joie demeure, ce n’était pas vraiment le sujet… Dans un roman, ce serait Lupin l’organiste : il fallait chercher ailleurs. Il regarda le cadran, les aiguilles. Cette merveille contenait depuis quatre minutes une pierre d’exception, mais elle devait avoir un autre rôle à jouer.

Watson se tourna vers Beautrelet :

« Vous êtes Lupin, dès les premières minutes à la BBC, mon honorable ami en a eu non pas l’intuition mais la certitude. »

Une nouvelle fois, Beautrelet éclata de rire. Joséphine, cristalline, explosa elle aussi une octave plus haut. Non seulement l’Anglais croyait en Lupin, mais il pensait que ce pouvait être lui, un étudiant de vingt-cinq ans…

Herlock, qui ne regardait pas en face, et qui n’avait pas parlé, marmonna quelque chose, sans doute pour faire taire son compagnon qui en disait trop. Il s’approcha d’un des cadrans de l’horloge, où s’affichait le saint du jour, et lut « Dionys », saint Denis. On était le 9 octobre. C’était le calendrier liturgique du XIXe siècle, puisque sur le calendrier mis au point par le clergé actuel, très soucieux de n’oublier aucune brebis égarée, les noms des saints étaient plus modernes : dans la salle de l’hôtel Suisse, Beautrelet avait lu « Ste Jessica ». Le lien avec « Strasbourg-Saint-Denis » était clair : Lupin n’avait pas voulu indiquer deux lieux, mais un, la cathédrale, et une date, ce jour. Ils étaient tous au bon endroit. Mais pourquoi ?

Herlock ouvrit enfin la bouche, faiblement, sans remuer la lèvre supérieure, plus anglais que jamais, mais en français :

« Un seul homme a tout vu depuis ce matin, nous avons gardé l’entrée sans interruption. C’est ce bedeau. Il faut qu’il nous parle. »

Sortant un billet de cinquante euros de sa poche, il s’approcha du vieux monsieur qui continuait à ranger les barrières. On n’entendait pas leur conversation. Mais Beautrelet fronça les sourcils en les voyant tous deux s’approcher de l’horloge.

L’horloge astronomique de Strasbourg est le plus complet des garde-temps, une horloge qui a rendu fou Leroy, Vérité, Lepaute et tous les autres maîtres du genre, un mécanisme inusable, précis comme le mouvement des planètes, aussi fiable que la création divine. Paul-Isidore sentait un danger. Il manqua de temps pour y réfléchir davantage.

*

La porte de la cathédrale s’ouvrit avec fracas, et une petite troupe d’adolescents se rua dans la nef, des smartphones et des iPad à la main, mitraillant, cadrant, zoomant, dans un silence total, qui témoignait de leur concentration pour réussir un film qui totaliserait des milliers de « vu » sur la Toile mondiale. Ils entourèrent Herlock et Watson, qui n’essayèrent même pas d’écarter cette nuée de sauterelles.

La nouvelle s’était répandue dans la ville. Les deux Anglais n’avaient sans doute pas été assez discrets à la gare. Leurs visages sont trop connus. Sur Twitter, la nouvelle gazouillait : Sholmès est à Strasbourg, le plus célèbre des enquêteurs britanniques, cet anti-Européen de base, agité de tics, avec un casque sur les oreilles qui diffuse un rap tonitruant, c’est bien lui. Il avait été photographié dans le tramway. Tout le monde voulait un selfie avec le détective.