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Profitant de cette diversion, le bedeau tendit la main vers l’horloge, au niveau de la niche fermée qui avait révélé la petite statue de Vénus. Il appliqua ses deux mains de chaque côté et exerça une légère pression. Beautrelet se rua vers lui. Il avait compris. Herlock était bon, mais trop méthodique et trop lent. Il avait eu raison de venir là. Le bedeau, c’était Lupin.

La niche s’ouvrit à nouveau. Vénus fit une brève réapparition, l’homme glissa ses doigts dans la coquille. Le diamant rouge était à lui. Il bondit. Il se mit à courir jusqu’aux grandes portes de la cathédrale. Joséphine avait suivi, Beautrelet aussi, les deux Anglais, empêtrés dans le groupe des jeunes Strasbourgeois, ne pouvaient pas suivre.

Une course de vitesse dans la nef d’une cathédrale, c’est inédit. Lupin n’avait plus rien d’un bedeau bedonnant, il escaladait les chaises de bois clair, renversant tout sur son passage. Il arriva devant une porte ouverte. Personne n’en obstruait l’accès. Il disparut.

Une seconde plus tard, Beautrelet le suivait, puis Joséphine : c’était l’escalier qui montait à la vaste plate-forme sur laquelle était posée la tour, surmontée de la flèche.

Lupin avait une foulée d’athlète, il avalait les marches, Beautrelet soufflait un peu dans le colimaçon, il entendait les bottes de la belle Balsamo quelques mètres derrière lui.

Quand il atteignit la porte, grande ouverte, qui donnait sur la plate-forme haute, à la base de la flèche, Lupin se tenait devant lui. Redressé, chemise ouverte, on devinait un gymnaste très entraîné.

La tempête se levait, comme on en voit de temps à autre dans les forêts d’Alsace. Le vent venu des Vosges, en furie, balayait les pierres. Au Moyen Âge, une légende voulait que le diable, à toute vitesse, tourne ainsi certains jours autour de la maison de Dieu.

Lupin referma la porte de bois bardée de fer que Beautrelet venait de franchir. Le gentleman-cambrioleur, plus fort que le vent, avait rabattu le vantail. Il poussa un loquet, mit la barre. Ils étaient seuls tous les deux, face à face.

Sur la plate-forme, au sommet de la façade, devant la grande tour, se trouve une petite maison, avec une porte et une fenêtre. À cette fenêtre, il y a un géranium rouge, le plus élevé de cette ville qui en compte tant. Lupin s’arrêta un instant :

« Regarde, Beautrelet, ça grouille en bas, ça se bat, ça s’agite, ça subventionne, ça gruge, ça vote, ça manifeste. Tu vois, du haut de cette cathédrale, la France, l’Allemagne, le Luxembourg, la Belgique, Victor Hugo est venu ici, avec Juliette Drouet, il a rêvé ici des États-Unis d’Europe, un monde sans guerres ni frontières où le peuple serait roi. Regardez-le, jeunes gens d’Europe, lui c’est Beautrelet le Jeune, Isidore arrière-petit-fils d’Isidore, il se trouve très fort, il a son petit sourire suffisant, il pense que je ne suis pas Lupin. Il croit que Lupin est mort. On veut croire ça, dans sa famille, parce qu’on a peur. Peur du retour de papa Lupin !

— Vous n’êtes pas Lupin.

— Et pourquoi pas ? Ton arrière-grand-père était un génie. Il aurait pu utiliser son intelligence à devenir mon bras droit, mon ombre, mon ami. Il a eu les chocottes, les jetons, la trouille au ventre. Il est devenu notaire. Il a prétendu que je faisais le mal et que lui devait s’engager, pour toute sa vie, dans la voie du bien. Il a vendu des maisons à colombages à des Parisiens à la retraite ! Et il a raconté à ton grand-père que je m’étais retiré au Clos Lupin, à cultiver mon jardin, mes fraises, mes pavots, et mes lupins bien sûr. Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu me dévisages ? Tu reprends ton souffle. Tu te demandes si je ressemble à Lupin. Mais bien sûr que non, Beautrelet, Lupin changeait de visage à chaque instant, et je fais la même chose. On n’a aucune photo de l’Arsène, même celle qui avait été prise à son entrée à la Santé, avant sa légendaire évasion, a disparu des archives de la préfecture de police. »

Il continuait, assis sur l’ancien parapet de pierre ajouré à travers lequel se détachaient les maisons et les rues, sans vertige, à quelques centimètres du vide, s’adressant au milieu des vents en furie à un auditoire imaginaire, un chœur d’admirateurs dont le petit Beautrelet aurait été le coryphée :

« Je me suis rendu invisible pendant soixante-dix ans, Beautrelet, tu n’imagines pas combien c’est difficile pour quelqu’un d’aussi célèbre que moi. Et aujourd’hui, cela le serait plus encore. Tu vois, partout, cet esclavage de la célébrité, même le plus obscur des obscurs, sur cette planète, a une adresse mail, un compte Twitter, un profil Facebook, une double vie, une vie en double, qui le rend célèbre aux yeux des vingt personnes qui comptent pour lui, ou pour les milliers de gogos qui le suivent, comme on dit. Tu vas me dire que tout le monde n’a pas de “profil” sur les réseaux sociaux, tu as raison, mais dans dix ans… Ils en mettent du temps à venir nous rejoindre, elle n’est pourtant pas si difficile à ouvrir, cette porte. Moi, Lupin, je te le prédis, j’ai été un pionnier, un inventeur, et mon ami Andy Warhol, un jour, a retiré sa perruque devant moi en signe d’allégeance. Moi, Lupin, j’ai inventé une chose rare et précieuse, que bientôt tout le monde va vouloir : la discrétion. Moi, Lupin, je suis celui qui prédit à chacun son quart d’heure d’anonymat absolu, ses quinze minutes d’invisibilité mondiale. J’ai été le premier à explorer ce continent qui est la seule terre promise possible aujourd’hui : le domaine des invisibles. Durant toutes ces années où on m’a cru mort, j’étais là, partout, et personne n’a jamais prononcé mon nom : le vol de l’épée pavée de diamants du sacre de Charles X dans la galerie d’Apollon du Louvre, c’était moi, Lupin, le vol de la cocaïne dans les locaux du quai des Orfèvres à la barbe de ce patapouf de Ganimarion, c’était moi, Lupin, le vol du Wellington à la National Portrait Gallery de Londres, c’était moi, Lupin, pour la patrie, le casse du casino de Nice, des hommes à moi, l’affaire du Glasgow-Londres, moi, encore et toujours moi, Lupin, Lupin, Lupin… Tu n’imagines pas le courage qu’il faut pour disparaître. Pour ne plus entendre prononcer son nom. Quand on est quelqu’un comme moi.

— S’effacer… Je vois ça…

— Et la jouissance qu’on retire à être invisible ? Tu n’en reviens pas, hein ? Tu ne connais pas encore ça, toi ! Tu goûtes à peine à la célébrité, mon pauvre petit. Je me suis escamoté moi-même.

— Pourquoi revenir, alors ?

— J’ai mes raisons. Il le fallait. Tu comprendras bientôt. »

Lupin sortit alors de sa poche le diamant rouge qu’il fit jouer dans la paume de sa main, mimant le moment où la pierre allait lui échapper à cause du vent, et la rattrapant comme un prestidigitateur.

« Abracadabra ! Elle t’a proposé un caillou, tiens, le voici, je le lui ai pris, je te le rends, à toi, tu l’as bien gagné. Il est très beau, mazette, elle est amoureuse, dis donc, elle aurait pu te refiler du quartz fumé, elle ne s’est pas moquée de ta jolie frimousse. Méfie-toi, Isidore, quand elle aime, elle est redoutable. C’est dans ces cas-là qu’elle tue. Elle te laissait un mois de réflexion, je te donne cinq minutes. Le temps que ce pauvre Sholmès et ce bourrin de Watson défoncent la porte. Tu les entends ? Ça tambourine ! Tu aimes cette femme, ne le nie pas, je l’ai vu dans tes yeux, et puis tu me ressembles trop. Moi aussi, je l’ai aimée. Ce diamant ne sera pas celui de vos fiançailles, tu sais, mon petit. Je lui connais déjà trois maris. Je t’en trouverai d’autres, des brunes aux grands yeux. Tu te consoleras.