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— C’est incroyable, n’est-ce pas ?

Else parlait d’une voix douce, chantante, en allumant une nouvelle cigarette.

— Mon frère prétendait qu’on nous accuserait, parce que le mort a été découvert chez nous… Il a voulu fuir… Moi, je ne voulais pas… J’étais sûre qu’on comprendrait que, si nous avions vraiment tué, nous n’aurions eu aucun intérêt à…

Elle s’interrompit, chercha des yeux Carl qui furetait dans un coin.

— Eh bien ! Vous n’offrez rien au commissaire ?

— Pardon… Je… je m’aperçois qu’il n’y a plus de…

— Vous êtes toujours le même ! Vous ne pensez à rien… Il faut nous excuser, monsieur ?…

— Maigret.

— … monsieur Maigret… Nous buvons très peu d’alcool et…

Il y eut des bruits de pas dans le parc, où Maigret devina la silhouette du brigadier Lucas qui le cherchait.

III

La nuit du carrefour

— Qu’est-ce que c’est, Lucas ?

Maigret se dressait devant la porte-fenêtre. Il avait derrière lui l’atmosphère trouble du salon, en face, le visage de Lucas dans l’ombre fraîche du parc.

— Rien, commissaire… Je vous cherchais…

Et Lucas, un peu confus, essayait de lancer un regard à l’intérieur, par-dessus les épaules du commissaire.

— Tu m’as retenu une chambre ?

— Oui… Il y a un télégramme pour vous… Mme Goldberg arrive cette nuit en auto…

Maigret se retourna, vit Andersen qui attendait, le front penché, Else qui fumait en remuant le pied avec impatience.

— Je viendrai sans doute vous interroger à nouveau demain, leur annonça-t-il. Mes hommages, mademoiselle…

Elle le salua avec une bonne grâce condescendante. Carl voulut reconduire les deux policiers jusqu’à la grille.

— Vous ne visitez pas le garage ?

— Demain…

— Ecoutez, commissaire… Ma démarche va peut-être vous paraître équivoque… Je voudrais vous demander d’user de moi si je puis vous servir à quelque chose… Je sais que je suis étranger, qu’en outre c’est sur moi que pèsent les plus lourdes charges… Raison de plus pour que je fasse l’impossible afin que le coupable soit découvert… Ne m’en veuillez pas de ma maladresse…

Maigret lui planta le regard dans les yeux. Il vit une prunelle triste qui se détourna lentement. Carl Andersen referma la grille et regagna la maison.

— Qu’est-ce qui t’a pris, Lucas ?

— Je n’étais pas tranquille… Il y a un bon moment que je suis revenu d’Avrainville… Je ne sais pas pourquoi ce carrefour m’a fait soudain une si sale impression…

Ils marchaient tous les deux dans l’obscurité, sur le bas-côté de la route. Les voitures étaient rares.

— J’ai essayé de reconstituer le crime en esprit, poursuivit-il, et, plus on y pense, plus le drame devient ahurissant.

Ils étaient arrivés à hauteur de la villa des Michonnet, qui était comme une des pointes d’un triangle dont les autres angles étaient formés, d’une part par le garage, de l’autre par la maison des Trois-Veuves.

Quarante mètres entre le garage et les Michonnet. Cent mètres entre ces derniers et les Andersen.

Pour les relier, le ruban régulier et poli de la route, endiguée comme un fleuve par de hauts arbres.

On ne voyait aucune lumière du côté des Trois-Veuves. Deux fenêtres étaient éclairées chez l’agent d’assurances, mais des rideaux sombres ne laissaient filtrer qu’un filet de lumière, un filet irrégulier qui prouvait que quelqu’un écartait le rideau à hauteur d’homme pour regarder dehors.

Côté garage, les disques laiteux des pompes à essence, puis un rectangle de lumière crue jaillissant de l’atelier où éclataient des coups de marteau.

Les deux hommes s’étaient arrêtés, et Lucas, qui était un des plus anciens collaborateurs de Maigret, expliquait :

— Avant tout, il faut que Goldberg soit venu jusqu’ici. Vous avez vu le cadavre, à la morgue d’Etampes ? Non ?… Un homme de quarante-cinq ans, au type israélite prononcé… Un petit type solide, à la mâchoire dure, au front têtu couronné par des cheveux frisés de mouton. Un complet fastueux… Du linge fin à son chiffre… Un personnage habitué à mener large vie, à commander, à dépenser sans compter… Pas de boue, pas de poussière sur ses souliers vernis… Donc, si même il est venu à Arpajon par le train, il n’a pas fait à pied les trois kilomètres qui nous séparent de la ville…

» Mon idée est qu’il est venu de Paris, peut-être d’Anvers en voiture…

» Le médecin affirme que la digestion du dîner était terminée au moment de la mort, qui a été instantanée… Par contre, dans l’estomac, on a retrouvé une assez grande quantité de champagne et des amandes grillées.

» A Arpajon, aucun hôtelier n’a vendu de champagne la nuit de samedi à dimanche, et je vous défie de trouver dans toute la ville des amandes grillées.

Un camion automobile passa à cinquante à l’heure avec un vacarme de ferraille agitée.

— Regardez le garage des Michonnet, commissaire. Il n’y a qu’un an que l’agent d’assurances possède une voiture. Sa première auto était un vieux clou et il se contentait, pour l’abriter, de ce hangar de planches qui donne sur la route et est fermé avec un cadenas. Il n’a pas eu le temps de faire construire un autre garage depuis lors. C’est donc là qu’on est allé chercher la six cylindres neuve. Il a fallu la conduire à la maison des Trois-Veuves, ouvrir la grille, le garage, en retirer le tacot d’Andersen, mettre à sa place l’auto de Michonnet… Et, par surcroît, installer Goldberg au volant et le tuer d’une balle tirée à bout portant… Personne n’a rien vu, rien entendu !… Personne n’a d’alibi !… Je ne sais pas si vous avez la même impression que moi, en revenant d’Avrainville, tout à l’heure, dans la nuit tombante, je me suis senti désaxé… Il m’a semblé que l’affaire se présentait mal, qu’elle avait un caractère anormal, comme perfide…

» Je me suis avancé jusqu’à la grille de la maison des Trois-Veuves… Je savais que vous y étiez… La façade était obscure, mais je devinais un halo jaunâtre dans le jardin…

» C’est idiot, je le sais bien !… J’ai eu peur !… pour vous, n’est-ce pas ?… Ne vous retournez pas trop vite… C’est Mme Michonnet qui est embusquée derrière ses rideaux…

» Je me trompe certainement… Et pourtant je jurerais que la moitié des conducteurs qui passent en voiture nous observent d’une façon spéciale…

Maigret fit du regard le tour du triangle. On ne voyait plus les champs, que l’obscurité avait noyés. A droite de la grand-route, en face du garage, le chemin d’Avrainville s’amorçait, non pas planté d’arbres comme la route nationale, mais bordé d’un seul côté par une file de poteaux télégraphiques.

A huit cents mètres, quelques lumières : les premières maisons du village.

— Du champagne et des amandes grillées ! grommela le commissaire.

Il se mit lentement en marche, s’arrêta en flâneur devant le garage où, dans la lumière aiguë d’une lampe à arc, un mécanicien en salopette changeait la roue d’une voiture.

C’était plutôt un atelier de réparations qu’un garage. Il contenait une dizaine d’autos, toutes étaient vieilles, démodées, et l’une d’elles, sans roues, sans moteur, réduite à l’état de carcasse, pendait aux chaînes d’une poulie.

— Allons dîner ! A quelle heure doit arriver Mme Goldberg ?

— Je ne sais pas… Dans la soirée…

L’auberge d’Avrainville était vide. Un zinc, quelques bouteilles, un gros poêle, un billard de petit modèle, aux bandes dures comme des pierres et au drap troué, un chien et un chat couchés côte à côte…