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On devinait sa profonde rancœur au tremblement de sa voix et de ses mains.

Le nain baissa la tête.

Plus pour cacher son hilarité que sa confusion.

— Ce n’était, dans mon esprit, qu’une innocente malice, mère, plaida-t-il.

Muguette le considéra d’un œil apitoyé. Elle comprenait qu’un être à ce point disgracié dût connaître certaines compensations.

Elle soupira :

— Je vais faire porter le soulier de Sa Grâce chez elle en y joignant l’un de mes tableaux.

— La réparation serait supérieure au préjudice, assura-t-il, flatteur.

— Le pensez-vous ?

— Des fleurs seront suffisantes.

Il ajouta aussitôt :

— Permettez-moi de m’en charger, mère. Il est juste que je répare ma faute.

Mais lady Muguette secoua la tête.

— Non, laissez, David : vous seriez capable de placer un rat crevé dans la gerbe ! Et je tiens à lui offrir la meilleure de mes toiles.

6

Après un passage nuageux qui pouvait faire craindre le déluge, le ciel s’était rasséréné et le soleil jaunissait les dernières feuilles de Hyde Park. Miss Victoria poussait gaillardement la monumentale voiture. Elle allait d’un pas déterminé, souriant fréquemment à son « baby », pendant qu’il fumait le cigare à l’abri de la capote.

Suivant les indications de ce dernier, elle portait des bas blancs, tenus par des jarretières, une culotte largement fendue sur le devant, une blouse moulante, sans manches, la cape bleue traditionnelle et l’un de ces bandeaux gaufrés susceptibles de donner l’air coquin à la plus stricte des nurses britanniques.

Le jeune Bentham ôta son gros Habanas de ses lèvres et dit simplement :

— Montrez-moi, miss !

Docile, elle s’arrêta, arrondit en cloche les pans de sa pèlerine, déboutonna sa blouse et se cambra légèrement pour qu’il puisse voir sa toison d’un châtain clair, entremêlée de poils roux.

— Mieux que cela, miss, je vous prie !

Elle accentua l’exhibition et s’arqua pour lui laisser admirer ses mignonnes babines roses et brillantes. Cette opération constituait un élément incontournable de leurs sorties. Sir David aimait qu’elle eût lieu au milieu de la circulation, parmi des gens inconscients de ce qu’ils perdaient, qui continuaient de vaquer à leurs affaires.

Il contempla sa nurse avec un sentiment d’orgueil très ardent. Elle lui « appartenait » vraiment, et totalement. Sa soumission absolue représentait le plus beau cadeau qu’il eût reçu depuis le jour maudit de sa naissance.

— C’est infiniment délicieux, ma chère ! la complimenta le nain : l’eau m’en vient à la bouche. Il est dommage que je sois le seul à profiter d’un pareil bonheur.

Il se pencha en avant pour ne pas être gêné par la capote et coula un regard aigu sur le parc.

— Conduisez-moi à l’ombre du grand cèdre là-bas, ordonna-t-il. J’aperçois, sous ses branches basses, une dame assise que votre intimité ravira sûrement, car vous êtes à ce point tentante qu’on peut être attiré par votre sexe sans trahir pour autant le sien !

Miss Victoria obtempéra sans opposer d’objection. Ils parcoururent de leur allure mesurée la distance qui les séparait de la femme repérée.

Il s’agissait d’une sexagénaire probablement veuve si l’on en jugeait à sa mise et à son expression dépourvue de passion.

Miss Victoria stoppa après avoir disposé le landau face à elle.

La bonne personne interrompit son ouvrage de broderie pour jeter un regard poli sur la voiture.

— Bel enfant, vraiment ! soupira-t-elle.

Sir David était coiffé d’un bonnet de dentelle qui pouvait le faire passer pour un bébé hydrocéphale. Il ne possédait pas la moindre trace de barbe, même à l’état de duvet.

La brodeuse éprouva quelque surprise en constatant que la nurse ne poursuivait pas sa route mais restait plantée là dans une attitude d’attente.

Puis je vous être utile ? s’enquit la supposée veuve, d’un ton laissant entendre qu’elle espérait que non.

Victoria rejeta les pans de sa cape sur ses épaules et redéboutonna sa blouse. Son ventre plat, d’un blanc de porcelaine, apparut. Elle écossa sa délicate culotte suggestive et dégagea sans pudeur son intimité.

— Mon Dieu ! soupira la dame, du ton qui, au théâtre victorien, annonce l’imminence d’un évanouissement.

Contrairement au pronostic du nain, elle semblait davantage effrayée que troublée par le charmant spectacle. Sa stupeur encaissée, elle voulut fuir son siège. Ce fut à cet instant que sir David actionna la sarbacane qui ne quittait jamais son landau. Il visa la chevelure grisonnante de la sexagénaire et souffla. Terrorisée, la brodeuse retomba sur ses fesses.

Elle regardait alternativement le « bébé » et sa nurse, devinant confusément qu’il se tramait quelque chose d’extrêmement grave. Miss Victoria lui souriait en rajustant ses effets. L’enfant tirait sur un fil de nylon invisible et ramenait, comme au lancer léger, une sorte de minuscule fléchette. Après quoi, ils restèrent immobiles, attentifs et aimables. Alors elle eut un spasme qui lui aurait arraché un cri si elle avait eu le temps de l’émettre. Son regard s’emplit d’une indicible stupeur et la respectable femme mourut sans trop savoir pourquoi.

Le couple échangea un sourire plein d’une indulgence réciproque.

Alentour, l’existence se poursuivait, infiniment calme et britannique.

7

Ils prolongèrent la promenade dans les allées que, décidément, le soleil honorait de sa présence. Ils se sentaient légers, comme délivrés d’un obscur fardeau.

Le fils du duke Bentham songeait que Victoria était jolie ; il en retirait une confuse et inexplicable fierté. Il n’éprouvait pour elle aucun sentiment particulier, si ce n’était la sympathie découlant de leur connivence. Il n’avait jamais conçu d’amour pour personne ; à ses yeux, les individus se répartissaient en deux groupes : ceux qu’il aurait volontiers supprimés et ceux qui lui étaient indifférents. Il tolérait ces derniers par manque d’animosité, simplement. Victoria jouissait donc d’un statut d’exception puisqu’il prisait sa compagnie. Il lui plaisait de la prendre à tout bout de champ, sans que la moindre passion ne participe à l’affaire. Elle lui apportait un certain réconfort, un délassement plutôt, qui lui devenait peu à peu indispensable.

Tandis qu’elle poussait sa voiture, il admirait son doux visage pâle, sa bouche toujours entrouverte sur des dents éclatantes. Certes, comme beaucoup de Britanniques, elle était légèrement prognathe, ce qui, curieusement, ajoutait à sa joliesse. Sir David aimait la couleur rare de sa peau, le fin duvet d’or couvrant ses joues, son nez mince et droit, ses pommelles un peu hautes et ses cheveux châtain clair auxquels ne mêlaient des mèches vraiment rousses.

Davantage que ses qualités physiques, il appréciait l’intelligence frémissante de la jeune femme. L’attachement fanatique qu’elle lui vouait confortait son assurance si chèrement acquise. Ses parents s’étaient employés à le confronter aussi peu que possible aux enfants de son âge, pour que soit moins écrasante sa différence, aussi avait-il eu des précepteurs, puis des professeurs privés. Ce mode d’instruction offrait un avantage qui prévalait sur ses carences ; il permettait au sujet de se consacrer à fond aux matières pour lesquelles il ressentait de l’inclination. Ainsi, il brillait en latin, anglais et langues étrangères, savait à fond l’Histoire britannique, se passionnait pour la géographie, l’électricité, les lettres modernes et faisait des échappées sur la médecine. Son nanisme l’avait conduit à cette matière tout naturellement ; il cherchait à discerner s’il était d’origine génétique, métabolique ou endocrinienne. Il lisait beaucoup, désertait le roman pour des textes plus arides. Ignorant tout du sentiment amoureux, il fuyait les récits consacrés à cette réaction obscure.