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Sir David dormait en travers de son grand lit, utilisant le ventre de Victoria en guise d’oreiller.

Il sursauta à l’appel feutré du valet, se mit sur son séant, le regard brouillé.

— Qu’y a-t-il ? demanda le nain d’une voix hargneuse.

— Je me suis permis de vous appeler car j’ai une bonne nouvelle pour vous, sir.

Comme le fils Bentham le considérait d’un air incertain, il déclara :

— On vient de me livrer vos jambes.

— Non ! s’exclama David. Je croyais…

— Oui : on me les avait promises pour le début du mois prochain. Mais vous sachant pressé, j’ai demandé qu’on les fournisse sans leur carénage, qui est d’une exécution très délicate. Lorsque celui-ci sera terminé, nous les rendrons pour l’habillage ; en attendant, vous allez pouvoir vous entraîner.

Le nain se vêtit rapidement, sans se donner la peine de faire un brin de toilette. Il irradiait de joie.

— Je pense, sir, que vous devriez profiter de ce que vos parents sont en voyage pour vous entraîner dans la galerie de leur hôtel, assura Lacase. Vous disposerez ainsi d’un terrain mieux adapté que cet appartement.

— Excellente idée, approuva Bentham junior.

Il voulut prévenir sa fiancée, mais elle dormait si profondément et avec tant de candeur qu’il y renonça. Il se contenta de déposer un baiser furtif sur son ventre et partit.

Il ne devait jamais plus la revoir.

* * *

Les essais furent infructueux au début, à cause du poids des prothèses. Construites en alliage résistant, ces moitiés de jambes paraissaient plus lourdes que des chaussures de scaphandrier. Leur mécanisme et l’armature réunis pesaient six kilos par pied. Qu’en serait-il lorsque l’habillage s’y ajouterait !

Le Noir prodiguait des exhortations, faisant appel au courage de sir David. Qu’un Anglais se laisse arrêter par un problème aussi véniel semblait impensable. Il célébrait les mérites de l’accoutumance. L’homme est capable d’exploits autrement difficiles.

— Marchez ! sir. Marchez beaucoup, jusqu’à ce que cet appareillage vous devienne aussi léger que des Weston. Votre problème se résoudra par un entraînement intensif, vous le savez bien.

David fit des efforts. Il parcourut les douze mètres du hall à l’allure d’un robot. S’arrêta pour souffler, adossé au mur. La sueur détrempait ses cheveux.

— Magnifique ! s’extasia Tom. J’affirme qu’en moins de huit jours vous vous déplacerez comme un homme atteint de rhumatismes articulaires.

Dopé, le nain repartit pour une seconde traversée. Sans doute aurait-il poussé plus avant l’exercice, si Lino, le valet-maître d’hôtel n’était survenu. Un instant médusé à la vue d’un tel numéro, il déclara :

— Il y a là un policier qui demande à vous parler, sir : le superintendant Peter Midland.

Planté sur ses prothèses, David se réfugia aussitôt derrière son expression de débile congénital. Lacase qui ne le quittait pas des yeux s’aperçut du changement et réprima un sourire.

— Eh bien, faites-le entrer ! jeta-t-il à son homologue.

Quand il s’avança dans le hall, le policier fut déconcerté par l’étrange spectacle qu’offrait ce nain juché sur des demi-jambes articulées.

Peter Midland avait la chevelure argentée, une moustache teinte en brun foncé, des fanons accrus par un col dur, les joues violettes et le regard en alerte. Il tenait son chapeau à bord roulé posé sur son avant-bras gauche, comme font certains personnages en habit avec leur gibus.

— Sir David Bentham ? demanda-t-il d’une voix exténuée.

David acquiesça, l’air incertain. Nul mieux que lui ne savait jouer au simple d’esprit. Il n’en « remettait » pas, au contraire, prenait la mine appliquée, signe de sa bonne volonté naturelle.

— Nous sommes venus quérir miss Victoria Hunt pour enregistrer son témoignage, déclara Midland. Son père, le dénommé Jack Hunt, tenancier de bar, a été assassiné la nuit dernière. Miss Hunt lui a rendu visite d’une façon inhabituelle dans la soirée. Puis elle l’a quitté, mais elle est revenue beaucoup plus tard, peu avant la fermeture de l’établissement. Des témoins l’ont aperçue, attendant au volant de son automobile.

Il lâchait sa tirade tout en fixant le nain. Celui-ci conservait la bouche ouverte, avec la langue en partie sortie. Son regard désert n’exprimait aucun sentiment.

— Peut-être serait-il préférable que je réponde pour sir David ? intervint Lacase d’un ton plein de sous-entendus.

— Je le pense, convint le visiteur. Savez-vous si votre employeur a quitté son appartement, la nuit dernière ?

— Absolument pas. Je l’ai moi-même mis au lit après lui avoir fait prendre son sédatif.

— Et miss Hunt ?

— Elle s’est absentée et n’est rentrée que dans la nuit, mais je suis incapable de préciser l’heure de son retour.

Le nain poussa un glapissement et se remit à marcher avec ses prothèses. Sa silhouette singulière mobilisait l’attention du policier.

— Vous y croyez à ce truc ? demanda-t-il au domestique en désignant ces fausses jambes.

— Pourquoi pas ? En tout cas ça l’occupe, répondit ce dernier.

67

Victoria Hunt ne fit aucune difficulté pour reconnaître le meurtre de son père. Elle passa des aveux complets. Sa version des faits ne différait de la réalité que sur l’essentiel : sa culpabilité. Pour le reste, elle s’en tint à la vérité. Elle révéla les sévices sexuels que l’ancien policier lui avait fait subir. Au moment où son mariage avec sir Bentham fut décidé, une irrésistible pulsion la poussa à anéantir son géniteur afin d’exorciser le passé.

La veuve Hunt, interrogée par la police, corrobora les dires de sa fille. Elle n’ignorait rien des agissements incestueux de son époux ; leur existence en avait été brisée, à l’une et à l’autre.

Ni pendant l’instruction, ni au procès, David ne se manifesta. Quand une commission rogatoire l’interrogeait, la chose se passait chaque fois dans la demeure familiale où il était flanqué d’un illustre avocat. Il se réfugiait dans cette attitude de semi-débile adoptée dès la première visite policière. Son valet de chambre l’assistait dans ce rôle ingrat et se comportait en tout point comme si son maître eût été un malade mental. Quant à Victoria, nul ne s’en préoccupa. On lui commit un défenseur d’office qui ne devait jamais devenir un maître du barreau. Grâce à la maîtrise de lady Muguette, l’affaire ne connut aucun retentissement notoire. Lord Bentham qui s’enfonçait de plus en plus dans le brouillard (il faisait de l’hypertension artérielle) l’ignora. Son fils aîné, de par sa position de juriste, aida beaucoup sa mère à banaliser et à étouffer ce « regrettable incident ».

Il est probable que la nurse s’en serait mieux tirée si elle n’avait pratiqué ces horribles mutilations sur le corps de Jack Hunt. L’ablation de ses organes et l’usage qu’elle en avait fait pour l’étouffer révélaient un naturel sadique qui pesa lourd dans la balance de la justice, Le jury la déclara coupable avec circonstances atténuantes, cependant la gentille nurse fut condamnée à dix ans de réclusion. Elle n’écrivit pas une seule fois à son petit amant. Il leur semblait, à l’un comme à l’autre, que leur ardente histoire s’était irrémédiablement interrompue à la suite d’un fatal court-circuit. Ils éprouvaient un sentiment de vide vertigineux.

Bien avant le procès, lady Bentham envoya son fils à Green Castle pour qu’il soit inatteignable.

Elle se montra comme toujours d’une grande efficacité, n’adressa aucun reproche à son cadet car elle devinait son désespoir.

Sir David partit donc habiter le château médiéval de la famille, accompagné de Lacase. Il refusa d’emporter ses demi-jambes articulées qui lui paraissaient maléfiques depuis l’arrestation de Victoria.