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Miss Victoria s’aperçut de l’examen soutenu dont elle était l’objet de la part de sir David et se risqua à questionner :

— Pourquoi me fixez-vous ainsi, monseigneur ?

— Je suppose que vous avez fait l’amour avec d’autres hommes, miss ?

Elle perdit contenance, rougit beaucoup et répondit d’une voix pâle :

— Sans doute.

— Avec combien ?

Cet interrogatoire abrupt la mettait au supplice. C’était la première fois que sir David abordait pareil sujet. Comme elle ne répondait rien, il ironisa :

— Il y en a eu tellement que vous ne puissiez les dénombrer ?

La nurse se racla la gorge, fit un effort :

— Disons deux ou trois, sir.

— Deux ou bien trois ? insista-t-il.

— En vérité, il y en a eu trois, s’enhardit Victoria.

Le sourire incertain du nain se précisa :

— Racontez-moi votre premier coït, voulez-vous ?

— Cela me gêne beaucoup, sir.

— Pourquoi ? C’est là une chose tellement naturelle.

Elle poussait le landau avec énergie, mais ce véhicule très spécial se maniait difficilement à cause de son poids.

— L’un de mes condisciples m’avait invitée à dîner chez lui en compagnie d’autres camarades. En réalité, il s’agissait d’un petit complot et je fus seule au rendez-vous. Il me fit boire et je lui cédai. Je ne conserve de cette expérience qu’un souvenir désagréable ; trahison et maladresse n’avaient rien de romantique.

— Le deuxième ? s’informa David.

— Ce fut une femme, sir : mon professeur de puériculture à l’école professionnelle de nurses.

— Intéressant.

— Assez. Ma nature profonde ne me portait pas sur les personnes de mon sexe, mais sa passion et ses initiatives compensèrent largement mes réticences envers l’homosexualité.

Il allait en exiger davantage, mais elle secoua la tête :

— Je vous saurais gré d’interrompre cet interrogatoire, sir, il n’est pas facile à une femme de répondre à ce genre de questions quand elles lui sont posées par l’homme qui la fascine.

Cet aveu lâché spontanément dérouta le petit être. Jamais encore le couple n’avait qualifié leurs rapports.

Il prit une pose détendue et cessa de s’intéresser à sa nurse.

8

De retour chez lui, sir David appela Tom Lacase, son valet de couleur, par le téléphone intérieur.

— Venez tout de suite, et apportez votre livre de comptes, lui ordonna-t-il.

Il se sentait détendu, comme après une après-midi de sieste. Il se dévêtit partiellement et passa sa veste d’intérieur bleu nuit, à col châle, décorée de motifs Hermès consacrés à l’équitation.

Un trop-plein d’énergie le déconcentrait. Le nain éprouvait, par instants, l’irrésistible besoin de se défouler.

Le domestique survint, un cahier à couverture entoilée sous le bras. Il le présenta à son maître.

Le cadet des Bentham s’en saisit et tira sur le marque-page de soie noire. Il consulta le registre avec attention, comptant à mi-voix.

— Il m’en reste neuf, conclut-il.

— Milord, vous devez commettre une légère erreur, déclara le valet, je pense que vous en oubliez un.

— C’est juste, approuva le nain après avoir recompté.

Il gagna sa vaste salle de bains, suivi du serviteur qui entreprit de se mettre torse nu. C’était un garçon de trente-deux ans, assez grand, musclé comme un haltérophile. Il jouissait d’une physionomie avenante où se lisaient la franchise et la gentillesse.

Pendant qu’il étendait une serviette de bain sur la table de massage, David choisissait son fouet. Il en avait une demi-douzaine, accrochés au mur. Le petit homme mettait chaque fois du temps à se décider, aimant à les faire claquer alternativement.

Tous ne produisaient pas le même bruit. Certains miaulaient comme des félins, d’autres paraissaient acides et coupants, il en existait un « à la voix » sourde, mais qui commettait des dégâts à cause de sa lanière râpeuse. Le gnome préférait le moins grand d’entre eux, dont l’emploi lui était plus aisé.

Ce jour-là, il opta pour le plus « artistique » : un objet d’origine russe, au manche sculpté dans une dent de cachalot, dont le pommeau représentait une tête de molosse.

Tom suivait ces préparatifs d’un œil blasé, avec l’attitude de quelqu’un qu’ils ne concernent pas.

— Milord, pensez-vous utiliser les dix coups aujourd’hui ? s’enquit-il d’un ton neutre.

— C’est possible, répondit le « maître », car je me sens en grande forme.

Il sourit à Victoria qui se tenait dans l’encadrement de la porte et n’osait entrer tout à fait sans y être conviée.

— Venez, ma chère ! lui lança-t-il.

Elle ne se le fit pas répéter et s’approcha de la table.

Le Noir dégageait une odeur forte qui la troublait tout en l’écœurant un peu.

Elle appréciait cette cérémonie du fouet, trop rare à son gré, aurait aimé participer à la flagellation, par pure curiosité. Imprimer des marques pourpres dans cette chair noire la tentait.

Vous compterez les coups ! lui enjoignit David.

Un jour, lors d’une de ces scènes, elle s’était risquée à demanda la permission d’en appliquer un elle-même. David lui avait expliqué que la chose était impossible : le contrat passé avec l’Uncle Tom’s Agency le désignait comme unique « exécuteur » et l’intervention d’une tierce personne l’aurait rendu caduc.

Elle s’était gardée d’insister, mais ne perdit rien de la flagellation.

Tom Lacase appartenait à cette discrète association chargée de fournir à la gentry, non pas du « matériel humain », mais des ancillaires acceptant la cravache contre rétribution. Le barème fixé par des autorités compétentes était de cent livres sterling le coup, étant bien stipulé que l’abonné ne pouvait en appliquer que cinquante par mois au maximum. Les frappes non utilisées pendant cette période n’étaient ni reprises ni échangées.

En outre, le « patient » avait le droit d’exiger l’arrêt immédiat de la séance s’il montrait quelque difficulté à la supporter.

Il était précisé qu’un coup malencontreux entraînait la rupture du contrat. D’une manière générale, jamais celui-ci ne fut la cause de poursuites, les choses s’opérant entre personnes dont la probité n’éveillait pas la moindre suspicion.

* * *

Sir David frappait lentement, en espaçant les coups. Étudiait les conséquences de chacun d’eux, non par compassion ou crainte qu’il fût excessif, mais pour observer le résultat des ecchymoses.

Il aimait quand la zébrure violette se parait de fines gouttelettes serrées. Sur la peau couleur bronze de Tom (tous les employés de l’agence portaient ce prénom), le sang prenait un aspect lubrique.

A la troisième application donnée avec une rare violence, le nain eut mal à l’épaule. Après la quatrième morsure de la lanière, il jeta le fouet ouvragé et massa son bras endolori.

— Ce sera tout ! fit-il, mécontent de soi.