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Dakota Novotny-Burroughs était le produit d’un des mélanges les plus subtils que pouvait encore engendrer cette putain de planète, comme me l’expliqua Youri.

Sa mère, tout d’abord, Jessica Ivanovna Novotny, était la fille d’une Palestinienne chrétienne de Gaza et d’un Russe d’lrkoutsk. Par cette ascendance elle avait du sang arabe et paraît-il français, d’une part, et russe avec un quartier bouriate, une ethnie sibérienne, d’autre part. Née au milieu des années 90, au Kazakhstan, près de Baïkonour, où son père travaille, la vocation d’ingénieur-astronaute de Jessica Novotny s’était déclarée très tôt, au sortir de l’enfance. A dix ans, c’est déjà une habituée des centrifugeuses et des simulateurs. A vingt-six ans, elle devient un des plus jeunes membres d’équipage jamais recensés sur les premières grandes stations internationales. En 2025, à l’âge de trente et un ans, elle est envoyée comme chef d’une équipe de pionniers de la nouvelle agence de l’ONU, pour l’agencement d’un train spatial en orbite circumlunaire.

Il s’agit de constituer un anneau de modules de service qui servira d’axe central à un réseau de stations en étoile, les débuts du petit anneau orbital lunaire. Elle y rencontre Orville Reno Burroughs, né de Jim Reno Burroughs et de Viviane Cristiana Da Oliveira, un Américano-Brésilien qui travaillait pour la société SEVODNIA KOSMOS, une des premières entreprises d’engeneering orbital installées à Camp Armstrong. Par cet héritage-là, on trouve des ascendances irlando-écossaises mais aussi sioux et cherokees, ainsi qu’un mélange détonant de métissages euro-brésiliens.

Ça m’expliquait les impressions incroyables que j’avais ressenties en la voyant. Je pouvais commencer à identifier les yeux mi-slaves, mi-sibériens, le nez celte, la bouche moyen-orientale, le teint mat et la texture des cheveux du Brésil afro-américain, la structure générale du visage, européenne, avec une touche asiatique. Mais en fait, je m’en rendais compte en me confrontant au souvenir encore frais, le mélange était bien plus subtil, pour reprendre l’expression de Youri. C’est comme si toute cette formidable synthèse génétique, élaborée pendant des générations, se retrouvait dans chaque détail.

Le 21 juin 2026, dans le petit labo médical du module 8 du “ train spatial ” circumlunaire, la petite Dakota Viviane Novotny-Burroughs est enregistrée sous cette identité, à 19 h30 GMT, à l’âge de deux minutes et quelques secondes.

Alors qu’elle a neuf mois, l’anneau circumlunaire mis en place, ses parents rejoignent la petite colonie de pionniers qui s’est établie sous les auspices de l’ONU aux abords de Camp Armstrong, la première base lunaire internationale, édifiée là où le LEM d’Apollo 11 avait atterri. (Youri parvint à m’évoquer Eagle Point, la place centrale de Camp Armstrong, avec son drapeau planté dans le sol sélénite, immobile dans la nuit glacée et sans air de la Lune, depuis juillet 1969, alors que ce vieil escroc n’a jamais dépassé 10 000 mètres d’ altitude.)

L’année suivante, les parents de Dakota sont envoyés en pionniers sur un nouveau site que l’ONUSA veut coloniser, dans la mer de la Fertilité, Lunokhod Junction.

Lunokhod Junction est appelé à devenir le premier noeud ferroviaire de l’histoire lunaire. C’est de là que partira la future ligne de train à sustentation magnétique qui rejoindra les deux hémisphères sélénites, un programme toujours en cours à l’heure où je vous parle. C’est là que Dakota vivra jusqu’à l’âge de douze ans. A cette date elle rejoint avec ses parents une grosse station en orbite terrestre, BlackSky Republic, qui doit gagner le point de Lagrange où la première méga-station est en cours de construction. BlackSky Republic, environ cent cinquante personnes, est agréée par l’ONUSA pour devenir la première plate-forme co-orbitante civile de Lagrange. Dakota va vivre sur BlackSky Republic jusqu’à l’âge de treize ans et demi, avec de fréquents et longs séjours sur Lagrange.

C’est à ce moment-là qu’elle a commencé à avoir des problèmes.

– Quel genre de problèmes? J’ai demandé.

– De gros problèmes… Tout d’abord, faut que je te dise un truc. Comme tous les mômes nés dans l’espace, sauf les cas pathologiques, Dakota présente tous les signes d’une intelligence supérieure, sans compter les trucs un peu bizarres de leurs systèmes de perception, des trucs liés à l’oreille interne et au métabolisme du cortex…

– OK, j’ai lâché pour abréger, supérieurement intelligente.

– Bien, donc, comme tous les mômes de la Première Génération de l’Espace elle était surveillée médicalement par une petite agence spécialisée de l’ONU, le truc assez cool, tu vois, avec des toubibs qui passaient la voir tous les trois-quat’mois, et quelques analyses hebdomadaires ou quotidiennes, plus des programmes scolaires adaptés, rien de bien sorcier. Mais tout ça va brutalement changer, et elle va devoir quitter précipitamment la station…

Youri est resté en suspens. Normalement, c’était à moi de poser la question logique.

– Pourquoi? (C’était effectivement la seule question logique.)

– Tu vas pas le croire,

– Je t’assure que si.

– Ben… déjà, j’sais pas si t’as remarqué comment elle se comporte, la môme…

Je lui ai fait une mimique qui ne laissait aucun doute quand à mes sentiments à ce sujet.

– Bon, ben, tu vois, c’est ça le truc… Leur cortex se développe plus vite, et plus longtemps, ils deviennent plus intelligents, plus jeunes, mais ils ont pas le temps de mûrir, tu piges?

J’ai acquiescé en silence, où qu’il voulait en venir, merde?

– Bon, ben, un jour, la môme Dakota a piqué une crise d’adolescence, contre ses vieux. Ça faisait des mois qu’elle les tannait parce qu’elle voulait quitter la grosse station de Lagrange, pour retourner sur la lune… Ça a fait quelques étincelles, putain, ça tu peux me croire!

Youri s’est esclaffé pendant que je bouillais. Qu’est-ce que c’était que ces conneries d’embrouilles familiales d’adolescente gâtée?

– Bon, j’ai fait, et alors?

– Et alors, ce jour-là, y a eu une panne de courant généralisée sur Lagrange, et la neuromatrice qui contrôlait l’ouvrage a vachement morflé, y paraît. Les circuits secondaires avaient lâché, les tertiaires aussi. On a amené des groupes de secours depuis BlackSky. Deux heures plus tard, ils lâchaient à leur tour… Y avait plus de contrôle gyroscopique et on maintenait la station en orbite avec des réacteurs de cargos russes, et les calculettes de poche remplaçaient les ordis et les neuromatrices, tu vois le topo…

J’ai froncé les sourcils.

– Attends voir un peu, ça remonte à quand ton histoire?

– Heu… attends, je calcule, hiver 2039, j’crois bien, pourquoi?

Je me souvenais d’une histoire qui avait couru à l’époque où je bossais pour la TechnoPol. C’était à la période de Noël. On disait que la station de Lagrange avait été attaquée par une sorte de virus terroriste très puissant, d’origine inconnue. Les communications furent coupées pendant plusieurs jours, mais la presse mondiale faisait état de simples problèmes techniques sur la station. Au bout d’une semaine, tout était rentré dans l’ordre, et on avait plus jamais entendu parler de rien.

J’ai vaguement soupçonné Dakota d’avoir été à l’origine ou coresponsable des “ ennuis techniques ”. Une néo-pirate très précoce, née dans l’espace, s’acoquinant avec une mafia ou un groupuscule d’allumés?…

– Allez, imprime le listing, Youri…

Youri s’est marré.

– Putain, imagine la scène, c’est elle qui m’a raconté ça, aujourd’hui: les types de la sécurité, affolés, font appel aux forces de l’ONU, qui déboulent avec une neuromatrice de chasse anti-virus hyper-béton. Les mecs cherchent pendant que les technos essaient de remettre le circuit électrique en état, le bordel… Et ça dure, pendant des jours. A chaque fois qu’on remet en marche un circuit, une rampe de loupiotes, un réseau de terminaux, quoi que ce soit, ça claque. Et la neuromatrice militaire, elle y comprend que dalle, elle ne perçoit la présence d’aucun corps étranger dans le réseau local qu’elle contrôle…

J’ai dressé l’oreille, ça commençait à devenir intéressant. Youri s’en est rendu compte.

– Alors voilà, un matin la môme Dakota va voir ses parents dans la cuisine. Il fait sombre. Tout le monde fonctionne avec des batteries au cobalt et des lampes à biofluorescence portables. C’est la première journée d’angoisse parce que ça fait plus de soixante-douze heures que l’air n’a pas été recyclé et on pense qu’il va falloir instamment ouvrir les réserves d’oxygène…