C’est Patricia qui répondit.
— Qui est là ? demanda Gene.
Patricia énuméra les participants, terminant par Daphné. Gene n’osa pas poser de questions sur l’homme blond. La présence de Daphné était déjà un danger assez grand.
— Je vais venir faire un tour, annonça-t-il.
Tout valait mieux que l’incertitude. Il sortit du garage la Lincoln noire de Joyce, et s’enfonça dans Beverly Drive.
Seymour et Patricia partageaient une pipe de marijuana, nus sur une grande couverture de fourrure, lorsque Gene arriva.
— Où sont les autres ? demanda-t-il. Patricia désigna le fond de la pièce.
— Dans la salle de bains depuis une heure.
Sans même se déshabiller, Gene fila dans la salle de bains. Quand elle était soûle, « Darling » Jill racontait sa vie. De nouveau, il se sentait des envies de meurtre. Bien que cela ne lui ait pas réussi jusque-là.
Il poussa doucement la porte de la salle de bains. L’épaisse moquette étouffait le bruit de ses pas. Il aperçut deux silhouettes derrière la glace dépolie et entendit la voix aiguë de Jill. Elle parlait de lui, justement.
— Je l’aime bien, Gene, assurait-elle d’une voix avinée. Sans lui, j’allais en cabane !
— Sans blague, fit la voix gouailleuse de Daphné. Gene se rendit compte immédiatement qu’elle n’était pas ivre le moins du monde. Il vivait son cauchemar…
— Remarque bien, continuait « Darling » Jill, que c’est lui qui m’avait demandé de le conduire au Mexique, son Indien.
Gene n’écouta pas la suite. Avec la sensation d’avoir reçu une décharge de 30/30 dans le ventre, il s’éloigna.
— Elles t’ont viré aussi ? demanda Seymour quand il réapparut.
Le producteur se força à sourire. Il prit une bouteille de Dom Perignon et but au goulot, à étouffer. Gentiment, Patricia se leva et le fit s’étendre près d’elle.
— Tu sais bien que je suis la soupe populaire de l’amour, dit-elle ironiquement.
Tandis que les doigts habiles de Patricia déshabillaient Gene, une évidence s’imposait à lui : Daphné ne devait pas sortir vivante de la maison. Et il n’était pas question de faire participer ses amis au meurtre. Désespérément, il se mit à chercher une solution au problème. Il en va du meurtre, comme des autres activités humaines : il n’y a que le premier pas qui coûte.
Un peu plus tard, « Darling » Jill et Daphné reparurent en se tenant par la main. Gene se leva et embrassa Daphné sur la bouche.
— C’est gentil d’être revenue, dit-il. Elle le toisa froidement.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas téléphoné ?
Gene montra ses doigts emmaillotés. Mais Daphné ne s’occupait déjà plus de lui. L’intermède avec Jill lui avait donné une faim de loup. Elle vit sur la table une assiette pleine de gâteaux secs et en prit une poignée.
Elle adorait ce genre de gâteaux. Gene eut une illumination. Ces gâteaux étaient des « grass-cookies » bourrés de marijuana, gadget habituel des maisons snobs…
Chaque « cookie » équivalait à vingt cigarettes de marijuana. Dans une demi-heure, les perceptions de Daphné seraient diminuées, ce qui aidait le plan de Gene.
Ils continuèrent à boire et à grignoter des cookies pendant un bon moment. « Darling » Jill revint s’allonger près de Daphné et lui prit la main, très amoureuse.
Ce simple contact déclencha chez Daphné une vague de sensations confuses. Le visage de sa compagne lui apparut semé de cratères et elle éclata de rire.
Gene se leva discrètement, et fila vers le dressing-room où les femmes avaient laissé leurs affaires.
Le sac argenté de Patricia était sur la table. Gene l’ouvrit et le retourna. À part un bâton de rouge, des clefs, des Kleenex et un rouleau de dollars, il contenait exclusivement des pilules en vrac. Depuis des années, Patricia vivait par elles : amphétamines pour s’exciter, tranquillisants le matin et somnifères chaque fois qu’elle devait trouver le sommeil. C’est ce qui intéressait Gene.
Il commença à faire son tri, éliminant ce dont il n’avait pas besoin : le Seconal rouge, qui n’était pas assez puissant, le Noludar mauve et noir, simple calmant, les capsules vertes de Tofranil, euphorisant, et même les dragées mauves de Nembutal, barbiturique assez puissant.
Il restait des comprimés rose et bleu. Gene ignorait leur nom, mais c’était ce qui se faisait de plus puissant en fait de barbiturique.
Patricia, déjà mithridatisée, les faisait faire sur mesure pour elle. Gene en avait accepté une fois et dormi trente heures…
Gene en compta onze. Il en prit huit, remit les autres dans le sac, ramassa un verre dans la cuisine et alla s’enfermer dans les waters. Il se sentait à peine ému. Sans ses doigts blessés qui le gênaient beaucoup, il aurait été presque détendu, dédoublé en quelque sorte.
Un à un, il décortiqua les comprimés. Chacun contenait une poudre jaune. En cinq minutes il obtint un petit tas jaunâtre au fond du verre. De la mort facile et douce.
Il tira la chaîne pour faire disparaître les étuis de plastique et revint dans la cuisine pour prendre une bouteille de Dom Perignon dans le réfrigérateur, puis réapparut dans le living-room :
— Qui veut du Champagne ?
Les trois levèrent la main. Daphné se sentait vraiment très bizarre, mais elle avait une soif dévorante.
Gene alla déboucher la bouteille dans la cuisine et revint s’agenouiller près de Daphné, deux coupes à la main. Il lui en tendit une, choqua la sienne et la but d’un coup. La jeune femme l’imita et son geste fit remonter sa poitrine, la faisant paraître encore plus belle. Gene fut brutalement submergé de désir et s’allongea près de Daphné.
Elle poussa un petit cri et ferma les yeux. Depuis des années, c’est la première fois qu’elle éprouvait une sensation physique quelconque.
— Encore, murmura-t-elle.
La marijuana à dose massive avait balayé toutes ses inhibitions. De quoi se faire rayer de l’ordre des call-girls ! Gene ne se le fit pas dire deux fois.
Tout en caressant Daphné, il calculait. Le somnifère agissait en moins d’une heure. Il fallait ensuite compter trois heures pour que l’on ne puisse plus rien tenter pour sauver la jeune femme, même par un lavage d’estomac.
Elle l’attira et Gene ne pensa plus qu’à son plaisir. Le visage enfoui dans les longs cheveux roux, il savourait chaque centimètre carré de la peau soyeuse de sa partenaire.
Chapitre XIII
Daphné voyait tourner les murs de la pièce. Elle voulut parler, mais aucun son ne sortait de ses lèvres. Au prix d’un effort surhumain, elle parvint à se redresser sur ses coudes.
Gene l’avait déposée dans une des chambres à coucher. Elle ignorait depuis combien de temps elle se trouvait là. Soudain, elle frissonna, fut prise de tremblements violents. Ses pieds étaient glacés et sa tête brûlante.
Puis elle glissa dans l’inconscience quelques secondes. Lorsqu’elle refit surface, une peur sournoise s’était infiltrée dans son cerveau. Elle avait, jadis, tenté de se suicider aux barbituriques. C’était la même sensation, à la fois douce, rassurante et terrifiante : on s’enfonçait lentement dans le néant, en se voyant couler.
Elle voulut soulever le bras, mais cela lui demanda un effort trop grand. Comme si on y avait attaché un poids de plomb.
Alors seulement, Daphné réalisa qu’elle était en train de mourir. Son cerveau était trop fatigué pour comprendre pourquoi et qui la tuait. Une terreur atroce lui fit ouvrir la bouche pour crier, mais seul un ridicule gémissement sortit de ses lèvres. Elle ferma les yeux et pensa à Malko. Ses yeux dorés lui apparurent comme quelque chose de chaud, de rassurant.