C’est beau la démocratie…
Depuis, ils cherchaient. Gene Shirak, lui aussi, était invisible ; impossible de joindre Patricia ni Seymour. Chaque heure qui passait diminuait les chances de retrouver Jill vivante.
Malko rongeait son frein dans la Dodge.
— Allons nous coucher, s’il y a du nouveau, on nous préviendra, proposa Albert Mann.
— Je ne vais pas me coucher, dit Malko, pas tant que je n’aurai pas trouvé Gene Shirak. Je vais faire le tour des boîtes. Il est bien quelque part…
Le téléphone fit sursauter Jill, qui s’était endormie. Elle mit plusieurs secondes à décrocher. La voix de Gene Shirak la réveilla complètement.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
Gene essayait vainement d’entrer au « Candy store » bourré comme toujours, lorsque le gorille de l’entrée lui avait transmis le message. Il venait de passer quatre heures agréables avec une jeune starlette très désireuse de tourner et avait presque réussi à oublier ses ennuis. La voix de Jill le replongea en plein cauchemar. Heureusement qu’il téléphonait d’une cabine publique.
— J’ai besoin de toi, fit Jill. Tu m’as mise dans la merde, tu vas m’en sortir.
Elle lui raconta succinctement la visite de Malko. Le producteur crut qu’il allait exploser comme un ballon trop gonflé.
Il jurait à voix basse. C’était le bouquet. Soudain « Darling » Jill éclata en sanglots.
— Sauve-moi, Gene, sauve-moi ! Dis, tu n’as pas tué Daphné ?
Dans la vie pratique, Jill avait l’âme d’une enfant de douze ans. Gene Shirak se sentit soudain horriblement fatigué.
— Mais non, je n’ai pas tué Daphné, affirma-t-il, rassurant. Reste chez Seymour. Je viendrai plus tard. Là-bas, personne ne viendra te chercher.
— Tu crois ? demanda anxieusement Jill.
— Je te promets. À tout à l’heure.
Il raccrocha et sortit de la cabine. Rêvant à ses futurs contrats, la petite starlette brune attendait sagement dans la Continental. Gene secoua la tête. Il était assis sur un baril de dynamite.
Se ravisant, il rentra dans la cabine, composa le numéro de l’answering service d’Erain. Celui qu’il ne devait utiliser qu’en cas d’extrême urgence.
S’il n’y avait pas urgence, il était le pape.
Chapitre XV
Malko sortit de la Factory avec l’impression d’emmener un orchestre dans sa tête. L’air était tiède, avec la vague senteur d’essence qu’il y a toujours en Californie.
Gene Shirak était introuvable et il était deux heures du matin. Toutes les boîtes fermaient. Malko était certain qu’en ce moment Jill se trouvait en danger de mort, si elle n’était pas déjà morte.
Ficelé par la loi, le FBI et Albert Mann étaient impuissants ; ils risquaient d’intervenir trop tard. Tout en roulant sur Santa Monica Boulevard, Malko réfléchissait à ce qu’il pourrait tenter. Il tourna brusquement à droite dans Larrabee : il allait chez Gene Shirak : tout ce qu’il risquait était de se voir claquer la porte au nez.
Il y avait de la lumière dans le living-room. Malko essaya en vain de voir à travers les voilages, puis appuya sur le bouton de sonnette. Il entendit le tintement à deux tons, mais personne ne vint ouvrir.
Au bout de cinq minutes, il tourna le bouton de la porte et elle s’ouvrit. Malko entra. Toute la maison était éclairée. Il fit quelques pas à droite, vers le living, et s’arrêta, interdit.
Joyce Shirak était à quatre pattes sur la moquette blanche, en face de la TV, dodelinant doucement de la tête, un verre plein à côté d’elle. Visiblement ivre morte.
Malko l’appela et elle leva la tête, murmurant quelque chose d’inintelligible. Malko hésita. Mais il fallait trouver Gene.
— Où est Gene ? demanda-t-il.
Elle parut enfin le reconnaître, esquissa une grimace, et éructa :
— Sais pas. En train de baiser une de ses putains, comme d’habitude.
Dans un reste de dignité, elle parvint à se lever, mais elle pointa un doigt accusateur sur Malko :
— C’est lui que vous cherchez ?
— Mais non, assura Malko. Je passais seulement. Nous sommes voisins, vous savez…
Soudain, sans préavis, elle s’affala contre lui de toute la longueur de son corps. Son visage levé vers le sien, Malko faillit tomber raide : l’haleine de Joyce rappelait celle du Grand Collecteur. Il recula discrètement, mais elle le prit par la main et l’entraîna jusqu’au canapé blanc.
— On va passer une bonne soirée, bredouilla-t-elle.
Ce n’était pas évident. Joyce se rapprocha encore et dit, sur le ton de la confidence mondaine :
— Ce porc ne s’occupe jamais de moi…
Elle faisait vraisemblablement allusion à son mari. Malko était forcé de jouer le jeu. Joyce était trop saoule pour accepter la moindre discussion.
Brusquement, elle se leva, fit passer sa robe par dessus sa tête et regarda Malko avec défi dans un panty et un soutien-gorge verts : elle avait un corps mince, pas trop abîmé, mais presque sans poitrine. Elle vint s’asseoir sur les genoux de Malko et darda férocement une langue agile dans sa bouche. Après un baiser qui lui sembla interminable, elle s’effondra sur son épaule. Malko jugea le moment de prendre des risques.
— Vous ne savez pas ou est Jill Rickbell ? demanda-t-il.
Joyce sursauta, comme s’il l’avait mordue :
— Cette traînée ! Vous n’aimez donc que les putains. Malko tenta de plaider sa cause :
— Je crois qu’elle est en danger de mort…
— Qu’elle crève, cette salope, fit Joyce avec une profonde conviction.
— Je voudrais bien la trouver avant… Joyce se leva et s’écarta de Malko.
— Fous le camp, dit-elle. Fous le camp. Tu n’es qu’une ordure comme les autres.
À toute volée, elle le gifla. Il dut lui tenir les mains pour qu’elle ne récidive pas.
Visage contre visage, elle lui crachait sa haine dans une haleine de Chivas Régal.
— Si c’est elle que tu veux baiser, siffla-t-elle, vas-y donc. Elle doit y être dans leur baisoir. Elle y passe sa vie. Il croit que je ne suis pas au courant, Gene. Il ne sait pas que Seymour m’y a emmenée dans son baisoir, comme les autres…
— C’est plus grave que cela, protesta Malko.
Joyce ne répondit pas. Elle se leva, alla chercher le verre posé sur la moquette et revint en titubant jusqu’à dix centimètres de Malko. Ses yeux étaient injectés de sang et elle paraissait cinquante ans.
— Crève, salope, dit-elle à voix basse.
Malko ne vit pas partir le verre de whisky. Le liquide ambré lui brûla les yeux et dégoulina sur sa chemise. Joyce oscillait en face de lui.
Malko était déjà près de la porte. Au moins, il avait une idée de l’endroit où pouvait se trouver Jill.
Au moment où il l’atteignait, un verre s’écrasa contre le mur. L’adieu de Joyce. Il se retrouva dans la Mustang, perplexe. Il fallait trouver l’endroit que Joyce désignait comme le « baisoir de Seymour ». Il ignorait où joindre Seymour. La seule fille qui accepterait de l’aider était Sue, qui faisait partie de la bande. Elle savait sûrement où se trouvait la garçonnière de Seymour…
Mais Sue habitait tout en haut de Laurel Canyon. Encore une demi-heure perdue. Si elle était chez elle.
Erain et Gene Shirak discutaient à voix basse dans la Lincoln garée au parking du Food Giant de Santa Monica. Pour plus de sûreté, le producteur avait bloqué électriquement les portières. Il avait attendu dix minutes qu’Erain le rappelle à la cabine près du Candy Store. La Hongroise n’avait pas discuté pour le rejoindre quand il lui avait expliqué ce qui se passait. Gene avait raccompagné sa starlette, et avait attendu Erain.