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Ils remontèrent ensuite dans les chaloupes et prirent les rames. Les marins me regardaient avec un mélange de compassion et d'étonnement. Ils m'observaient comme des enfants qui voient une autruche pour la première fois, ou des citoyens pacifiques devant une caravane de blessés qui reviennent de la guerre. Le bateau s'éloigna avec une lenteur de tartane. Je ne le quittai pas des yeux jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'un petit point à l'horizon. Ce point qui disparaissait représentait une perte irréparable. Je sentis une sorte d'anneau de fer me comprimer le crâne. Je ne sus pas s'il s'agissait d'une manifestation de regret de la civilisation, d'une urgence de bagnard, ou, simplement, de peur.

Je restai un long moment encore sur la plage. La crique était une demi-lune très bien délimitée, fermée à droite et à gauche par des rochers d'origine volcanique, des pierres pointues, pleines d'arêtes, trouées comme du gruyère et beaucoup plus légères que ne le suggérait leur volume. Le sable avait un aspect de cendre d'encens, gris et compressé. De petits trous ronds découvraient des cachettes de crustacés. Broyées par les récifs, les vagues arrivaient à demi mortes ; une fine pellicule d'écume blanche désignait la limite entre la mer et la terre. Le ressac avait planté sur la côte des dizaines de troncs nets et polis. Certains provenaient de racines de vieux arbres abattus. Les marées les avaient travaillés avec une rigueur d'artiste, et on pouvait y admirer des sculptures d'une rare beauté labyrinthique. Des pans de ciel présentaient une triste couleur d'argent sale ou, plus sombre encore, d'armature oxydée. Le soleil n'était plus qu'une orange suspendue à mi-hauteur, petite et couverte par des nuages éternels qui filtraient lourdement la lumière. Un soleil qui ne parviendrait jamais au zénith à cause de la latitude. Ma description n'est pas fiable. C'est là ce que je pouvais voir. Mais le paysage qu'un homme voit, les yeux tournés vers l'extérieur, est généralement le reflet de ce qu'il cache, les yeux à l'intérieur.

II

En de certaines occasions, on négocie son avenir avec le passé. On s'assied sur un rocher à l'écart et on s'efforce d'établir un pacte entre ce qui fut, de lourds échecs, et ce qui reste encore à venir, authentique obscurité. En ce sens je pensais que l'addition de temps, de réflexion et d'éloignement ferait des miracles. C'était la seule raison de ma présence sur l'île.

Pendant le reste de cette matinée, si irréelle, je m'occupai à déballer, classer et ranger mes bagages dans l'esprit d'un moine laïque. Parce que, à y bien regarder, que serait ma vie sur l'île sinon celle d'un ermite empirique ? La plupart des livres tenaient sur les étagères léguées par mon collègue, dont on ne devinait pas d'autres signes. Ensuite venaient les sacs de farine, les conserves, la viande en salaison, les capsules d'éther pour les douleurs imprévues, les comprimés de vitamine C, des milliers, indispensables pour combattre le scorbut. Les instruments de mesure, heureusement intacts, les registres des températures, deux baromètres au mercure, trois modules diachroniques et la trousse à pharmacie, très complète. Quant aux curiosités que je trouvai dans la malle 22-E dans laquelle je conservais les lettres et les requêtes, il faut mentionner les efforts de divers organismes scientifiques et sociaux.

Profitant de mon séjour dans un lieu aussi inhospitalier, les Russes de l'université de Kiev me demandaient de procéder à des expérimentations biologiques. Pour des raisons qui m'échappaient, l'ile occupait une position géographique idéale pour la prolifération des petits rongeurs. Ils me proposaient d'élever une race naine et laineuse de lapins de Sibérie, parfaitement adaptée au climat. Si je réussissais, les bateaux qui faisaient escale pourraient s'approvisionner en viande fraîche. Ils m'avaient remis quelques ouvrages sur le sujet, dans lesquels on instruisait à grand renfort de graphiques les spécialistes sur les soins à prodiguer aux petits lapins laineux. Mais je n'avais avec moi ni cage ni lapin, poilu ou pelé. Je me rappelai, ça oui, le petit rire du cuisinier du bateau chaque fois que le capitaine et moi le félicitions pour ses ragoûts, qui figuraient au menu sous l'épigraphe : « Lapin russe à la sauce de Kiev. »

La Société de géographie de Berlin me fournissait quinze flacons de formol. Dans les instructions adjointes, on me demandait de bien vouloir les remplir « d'insectes autochtones intéressants, à condition qu'ils appartiennent à la catégorie des Hydrométrides halobates et des Chironomides pontomyia, qui ne craignent pas l'eau ». Avec une efficacité typiquement germanique, le bloc-notes était protégé par une soie imperméable. Dans le cas où ma culture polyglotte n'aurait pas été suffisante, les instructions étaient rédigées en huit langues, y compris le finnois et le turc. On m'avertissait, en graves lettres gothiques, que les flacons de formol étaient la propriété de l'État allemand et que « les dégradations partielles ou totales d'un ou plusieurs flacons » seraient suivies de la sanction administrative prévue à cet effet. Pour ma tranquillité, une note de dernière minute m'indiquait que, en ma qualité de collaborateur scientifique, j'étais exempt de ces sanctions. Malheureusement, on ne mentionnait nulle part quel aspect présentaient les Hydrométrides halobates et les Chironomides pontomyia, s'il s'agissait de papillons ou de scarabées, ni quel intérêt ils devaient présenter ni pourquoi.

Une entreprise commerciale de Lyon, associée à la compagnie maritime, sollicitait mes services au département de minéralogie. Sa demande était assortie d'un petit matériel d'analyses et de recherches, ainsi que du manuel d'instructions. Si je découvrais un gisement d'or d'une pureté supérieure à soixante-cinq pour cent, et seulement dans ce cas, ils me seraient reconnaissants de le leur signaler « avec les plus grandes urgence et célérité ». Naturellement. Si je découvrais une mine d'or, inutile de dire que mon premier réflexe serait de me rendre dans les bureaux de Lyon afin d'y faire enregistrer leur titre de propriété. Enfin, un missionnaire catholique me demandait, avec une calligraphie à l'ancienne, de remplir avec « beaucoup de précautions et une patience de saint homme » des questionnaires auxquels devaient répondre les indigènes locaux. « Si les princes bantous de l'île sont très timides, ne vous découragez pas, me recommandait-il. Prêchez par l'exemple et récitez le rosaire à genoux. Cela les incitera à emprunter les chemins de la foi. » Il était manifestement très mal informé sur mon affectation, où l'on aurait eu du mal à trouver des monarchies ou des républiques bantoues. Et alors qu'il ne me restait plus que deux caisses à ouvrir, cette enveloppe imprévue, la lettre, apparut.

Je voudrais pouvoir dire que je la déchirai sans l'ouvrir. Je n'y parvins pas. Quelques jours plus tard je me rappellerais la chronologie des événements. Pourquoi ? Parce que cette stupide lettre me crispa tellement que j'en oubliai les deux caisses fermées. Je n'en examinai pas le contenu et, peu après, cela faillit provoquer mon assassinat.

Elle émanait de mes anciens coreligionnaires. Ce qui m'ulcéra fut que la lettre ne disait rien. Les auteurs avaient fait en sorte de ne laisser aucune brèche à la vérité, il n'y avait aucune impertinence non plus. Ils ne voulaient pas me donner de raisons de les haïr, sans se rendre compte que cette posture était la plus odieuse. Mais le pire était l'insistance et la subtilité avec lesquelles ils réclamaient mon silence. Leur seul sujet de préoccupation était que je continue à faire, contre eux et à l'avenir, ce que j'avais toujours fait, avec eux et par le passé. Comme toujours, ils déploraient ma désertion. Ils me proposaient même de me réhabiliter si je décidais de rentrer. Ils croyaient vraiment que mon refus était une question d'ambitions personnelles ! Davantage qu'une lettre, j'étais en train de lire un catalogue de mesquineries. Je les insultai à neuf mille kilomètres de distance, oui. Mais je n'étais pas stupide. Malgré l'état d'excitation dans lequel je me trouvais, je ne vomissais pas des gens, simplement les sentiments qui m'unissaient encore au passé. Je n'étais pas reclus sur mon îlot, simplement dans ma mémoire. Si je me trouvais sur cette île, c'était à cause de mon engagement militant, qui avait curieusement commencé par une lettre, et s'achevait maintenant, enfin, par une autre.