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— A qui ai-je l'honneur ? Quel est votre grade ? m'interrogea le capitaine. Muet, blessé, malade, vous ne me comprenez pas ? Quelles langues comprenez-vous ? Comment vous appelez-vous ? Répondez ! Êtes-vous devenu fou ? Bien sûr, fou…

Il s'interrompit pour renifler l'air.

— D'où vient cette puanteur ? Si les poissons transpiraient ils auraient cette odeur, que l'on retrouve dans toute la maison.

Quelques marins se mirent à rire. Ils se moquaient de moi. Ils avaient découvert qu'il y avait fort peu à voler et me consacraient maintenant davantage d'attention. Le juif feuilletait quelques papiers officiels et très abîmés, et tout en les lisant il dit :

— Avant de quitter l'Europe, j'ai demandé au ministère une copie de l'enregistrement international des destinations d'outre-mer. Ici figure un certain Caffó, Batís Caffó, il leva la tête, hésitant. C'est ce qu'il semble.

— Caffó ? Technicien en signaux maritimes Caffó ? demanda le capitaine.

— Je le suppose, mais je n'en suis pas sûr, reconnut le juif, ajustant ses lunettes. Sur la liste publique, c'est le seul nom qui figure. Mais on ne précise ni la nationalité ni le poste. Il n'y figure même pas l'organisme qui l'a envoyé, quand et avec quelle mission précise. On dit juste qu'il était affecté sur cette île. La faute en incombe à la compagnie maritime, qui se réserve le droit de transmettre aux administrations publiques la liste des techniciens expatriés. Elle le fait de mauvaise grâce et mal. A mon retour, je me plaindrai. Cette politique ne porte préjudice qu'à ses employés. C'est-à-dire, à moi. On croit rêver ! Tous les pays se communiquent les données des stations internationales, et en revanche la compagnie occulte les noms qui lui conviennent. Et nous parlons d'un misérable observatoire météorologique !

Mais les intérêts du juif et du capitaine divergeaient, il s'agissait d'une alliance provisoire. Le capitaine était un homme pratique. Les détails ne l'intéressaient pas, et il insista :

— Technicien en signaux maritimes Caffó : cet homme vient remplacer le précédent climatologue.

« Mais nous ne savons pas où il se trouve. Si vous ne nous fournissez pas une réponse satisfaisante, nous devrons en déduire que vous êtes le responsable de sa disparition. Vous comprenez de quoi vous êtes accusé ? Répondez ! Répondez, nom de Dieu, répondez ! La maison du climatologue est voisine du phare et nous sommes sur un îlot. Vous devez bien savoir ce qu'il est devenu ! Vous croyez que ces trajets sont une partie de plaisir ? J'ai quitté l'Indochine pour Bordeaux, mais la compagnie m'a obligé à me dévier de mille milles nautiques pour aller chercher un homme. Un seulement. Et maintenant je ne le trouve pas. Ici, précisément ici, une île où il y a moins de terre que sur un timbre-poste ! »

Il me regarda avec fureur, espérant que l'énergie de ses yeux ou le silence soutenu m'obligerait à parler. Il n'obtint ni l'un ni l'autre. Il fit un geste de reddition de la main. Une bonne part de son autorité se basait sur la relation qu'il entretenait avec son cigare. Il rejeta une fumée si dense qu'on aurait pu la mâcher. Il s'adressa au jeune juif :

— Les silences accusent leurs propriétaires. Je vous emmènerai pour vous faire pendre.

— Les silences peuvent également être une grande défense, dit le jeune homme, qui feuilletait un livre. Rappelez-vous, capitaine, que vous avez reçu la mission de me transporter parce que le bateau qui devait m'emmener a subi les effets de ce typhon. Nous avons pris des mois de retard. Qui sait comment le précédent climatologue a supporté la solitude ? Et s'il est survenu un malheur, cet homme ressemble davantage à un témoin qu'à un responsable.

Soudain, le capitaine reporta son attention sur un marin asiatique qui fouillait encore des caisses.

Avant que le marin ne s'en rende compte il avait déjà reçu trois coups de poing dans la nuque. Le capitaine lui prit un étui à cigarettes qu'il avait volé. Il l'examina sévèrement, sans ôter le cigare de ses lèvres, et le fit disparaître immédiatement dans les profondeurs de son caban. Le garçon juif ne se troubla pas. Il devait avoir l'habitude de ce genre de scènes. Il me dit, très cérémonieux, me tendant l'ouvrage de Frazer :

— Vous n'avez eu aucune autre lecture pendant tout ce temps ? Vous devez savoir que la république des lettres a changé de cap. On s'en tient maintenant à des principes intellectuels plus élevés.

Non. Il se trompait. Rien n'avait changé. Il n'y avait qu'à regarder ces hommes sales, qui envahissaient le phare comme une horde de clients d'une maison de passe. Des hommes qui, tandis qu'il lui parlait des sommets de l'intellect, salissaient et dégradaient tout ce qu'ils touchaient. Il me regardait moi, un homme qui ne craignait pas d'être pendu, qui redoutait beaucoup plus de vivre avec ces hommes. Un homme qui avait préféré l'exil au désordre, et qui ne serait plus capable de résister au voyage en sens contraire. Pauvre garçon. Il débordait de suffisance. Si j'avais eu une balance, je l'aurais mis au défi de placer tous ses livres sur un plateau et Aneris sur l'autre.

Naturellement, les menaces du capitaine étaient pure vanité. Je n'étais qu'une gêne et fus traité comme telle. A un moment donné, il enleva sa casquette et se mit à crier. Il fustigeait ses hommes à coup de casquette dans un mélange de français et de chinois, ou une autre langue, et avant que je m'en rende compte ils étaient partis. Je les entendis dans l'escalier du phare. Les ordres, les imprécations et les insultes se mêlaient allègrement et à parts égales. Ensuite, rien. Ils étaient partis comme ils étaient venus. La mer était plus agitée que d'habitude ; quelques vagues frappaient le phare avec un bruit de pierres s'entrechoquant. D'autres faisaient penser au rugissement d'un lion. Beaucoup de gens ont vu un fantôme, mais, moi, j'avais l'impression d'être le premier à qui tout un groupe rendait visite. Ou peut-être était-ce moi le fantôme.

Je ne quittai pas le balcon de la journée. L'objet réel de mon attention était ma propre curiosité. Il y avait si longtemps que je n'avais pas vu un groupe d'hommes, que tous les mouvements me semblaient insolites. Avant de partir, ils réparèrent la maison du climatologue. Ils s'exécutaient à contre cœur, sur injonction du capitaine. Quand le vent m'était favorable, je pouvais entendre le bruit des outils et la voix furibond de l'homme. Mais il ne le faisait pas de bonne grâce lui non plus. Ses imprécations étaient trop théâtrales, un compromis entre sa charge et son désir de s'embarquer le plus vite possible. Je vis une petite colonne de fumée, des silhouettes humaines également. Maintenant le capitaine, plutôt que fumer, buvait. Il écoutait à peine ce que le jeune juif lui suggérait. Il buvait directement au goulot, tournant le dos au juif quand celui-ci se faisait trop insistant. Il voulait partir.

Que sont nos sentiments ? Des nouvelles qui nous parlent de nous-mêmes. Les chaloupes abandonnèrent la plage avant la nuit, et je n'éprouvais rien, rien, pas même de la nostalgie. Le bateau se perdait à l'horizon. De la cheminée de la maison du climatologue sortait de la fumée. Derrière moi, la trappe s'ouvrit avec un grincement. Je n'avais pas besoin de me retourner pour savoir que c'était elle. Savoir où elle s'était cachée pendant ce temps.