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— Je me vois mal courant me plaindre à cette heure auprès de notre hôte. C’est dans la matinée que commence le grand défilé vers la ville et le Durbar du Vieux Palais. Jagad Jit Singh n’a pas beaucoup de temps pour se reposer, en admettant qu’il rejoigne son lit. Je l’imagine plutôt se recueillant avant cette solennité à laquelle nous allons avoir le privilège d’assister. Seuls Européens avec Croisset ! Je ne jouerai pas les trouble-fêtes !

— En d’autres termes : tu laisses tomber ?

Aldo fouilla dans sa robe, réussit à trouver son étui à cigarettes, en alluma une, tira quelques bouffées méditatives et finalement sourit :

— Oui.

— Mais ça te coûte une fortune ?

— Je ne dis pas non, mais je suis tellement content d’être débarrassé de cette foutue perle sans espoir de retour ! Si elle cause à Alwar seulement la moitié des emmerdements que je lui dois, je serai le plus heureux des hommes ! Malheureusement je n’en saurai rien !

— Mais on peut toujours imaginer ? fit Adalbert, sa bonne humeur retrouvée et s’extrayant de son fauteuil. En attendant, allons donner un coup de main à Amu pour remettre ta chambre en ordre !

Le lendemain la petite ville de Kapurthala était plus rose que jamais. Dans l’attente du cortège d’éléphants qui amènerait bientôt le maharadjah, son héritier et les princes jusqu’à la cour d’honneur du Vieux Palais où l’attendaient vassaux et notables, les femmes de la cité, dans leurs voiles de fête déclinant toutes les nuances du rose et du rouge, se rassemblaient sur les terrasses.

Sur une autre, dans l’enceinte même du palais et placée en face du trône d’or, un vélum bleu et or abriterait les invités des ardeurs du soleil. C’est là que, réintégrés dans leurs austères jaquettes de cérémonie, Morosini et Vidal-Pellicorne rejoignirent Francis de Croisset qui les accueillit avec cordialité. La veille, occupé à faire un doigt de cour aux princesses, l’écrivain n’avait rien vu de l’altercation.

— Je crois, dit-il, que nous allons assister à quelque chose d’extraordinaire, mais j’ai très envie de redescendre dans la rue pour voir arriver le cortège.

— Il y a un monde fou. Vous allez vous faire étouffer, remarqua Aldo.

En effet, sur toute la longueur de l’artère principale coupant la ville en deux comme à Alwar, les soldats bleus et blancs contenaient fermement une foule impatiente qui n’aurait pas demandé mieux que de les déborder.

— Le spectacle vu d’ici n’est déjà pas si mal, ajouta Adalbert.

La vaste cour s’emplissait d’hommes portant presque tous des robes dorées et des turbans framboise qu’un protocole sévère menait à des places bien définies.

— Peut-être vais-je quand même m’y risquer. Je pars très tôt demain matin pour Amritsar et Lahore, et j’ai demandé mon dîner de bonne heure.

— Mais la fête ici ne finira que tard ce soir. Vous n’y serez pas ?

— Non hélas, car j’ai un programme très chargé et je suis attendu demain soir chez le gouverneur de Lahore !

— Nous vous regretterons, dit Morosini, sincère.

— Moi aussi mais nous nous reverrons à Paris. De toute façon je vais remonter dans un moment.

Et il se dirigea vers l’escalier menant à l’entrée du palais.

L’attente fut longue. Enfin le premier coup de canon se fit entendre : le cortège venait de franchir l’enceinte de la ville. Éblouissant ! Cinq éléphants peints et caparaçonnés d’or et de pourpre, de longues chaînes d’or autour du cou et des pierreries aux oreilles, s’avançaient, majestueux, portant fièrement les howdas de vermeil aux parasols d’or. Dans le premier, impassible comme une idole sous un déluge de diamants et de rubis, trônait le maharadjah. Seul.

La première salve avait dressé les personnages de l’immense cour. Ils restèrent debout tant que dura la marche triomphale de leur prince, acclamé avec tellement d’enthousiasme que les voix étouffaient celles des canons. Enfin « il » parut et tous se courbèrent comme des fleurs sous le vent tandis qu’il gagnait son trône. Puis la longue cérémonie commença avec la remise des présents : chacun s’approchait pour, en s’inclinant, remettre son offrande, opulente ou aussi modeste qu’une corbeille de fruits, mais également accueillis avec un sourire, quelques mots aimables et une accolade. Il y eut des chants, des danses, des prières. Vint enfin le discours du prince, prononcé en hindoustani et donc incompréhensible pour des oreilles européennes, qui dura jusqu’à ce que le soleil couchant habille d’incarnat les sommets enneigés de l’Himalaya.

Pendant la plus grande partie de la cérémonie, Aldo avait observé son ennemi. Arrogant sous sa couronne scintillante, aussi immobile qu’une statue, Alwar ne parla à personne, ne manifesta aucun intérêt pour ce qui se passait autour de lui. Il était là, cela se sentait, pour tenir son rang, mais son cœur plein de haine devait être ailleurs… Morosini en eut la conscience aiguë quand, un instant, son regard croisa les prunelles de tigre. Il y eut, dedans, un éclair de joie mauvaise qu’il attribua naturellement à la satisfaction de lui avoir repris la « Régente ». Le magnifique joyau était à lui, à présent, et sans que cela lui coûte même une roupie… C’était assez misérable au fond et, à ce regard, Morosini répondit par un sourire méprisant. Un bref instant, alors, Alwar se mit à rire. Renonçant à comprendre ce que signifiait cette brusque hilarité, Aldo s’en désintéressa…

Il comprit mieux quand, les cérémonies terminées, il rentra au Palais Neuf où la princesse Brinda était restée avec ses femmes. Le grand Durbar étant affaire d’hommes, elles n’auraient pu y assister que derrière les moucharabiehs du Vieux Palais et Brinda détestait tout ce qui, de près ou de loin, rappelait le purdah. Naturellement, Lisa était demeurée auprès d’elle. Aux approches du soir et selon l’habitude, elles étaient descendues dans les jardins pour voir le soleil à son couchant embraser les neiges de l’Himalaya tout en respirant les parfums de la terre, des plantes et des arbres qu’il avait chauffés durant le jour.

Les deux princesses marchaient doucement sur le sable rose, qui sous les arbres devenait violet, quand un serviteur avait surgi d’une allée ombreuse et s’était précipité sur Lisa :

— Madame, Madame, s’était-il écrié en français, votre mari… oh, je vous en prie, venez vite !

Et aussitôt il repartit par où il était venu, suivi immédiatement par la jeune femme persuadée qu’il venait d’arriver malheur à Aldo, et qui ne s’était pas donné le moindre temps de réflexion. Mais, soudain, parvenue à un petit carrefour, elle ne vit plus l’homme, s’arrêta en étouffant un cri dans sa gorge : sorti d’un panier abandonné, un serpent se dressait devant elle, un cobra royal dardant sa langue bifide, prêt à l’attaquer…

D’instinct, elle fit un pas en arrière, ses mains pressées contre sa bouche pour étouffer l’appel au secours qui ne manquerait pas de déclencher la détente de la bête. Une folle terreur emplit les yeux de la jeune femme. Elle avait si peur que l’idée de la mort cependant si proche ne s’imposait pas : elle se trouvait paralysée, incapable d’une pensée cohérente.

Mais l’heure de Lisa n’était pas venue. Sa chance voulut qu’un jardinier, portant sur sa tête un lourd panier de légumes destiné aux cuisines du palais, ait choisi de passer par le bosquet ombragé. Il aurait pu fuir mais c’était un homme courageux : il vit cette jeune femme, si belle dans son sari vert d’eau, le serpent qui allait frapper. Alors il se porta en avant, jetant sur le reptile le panier tout entier dont il le coiffa, y ajoutant son propre poids et poussant des appels au secours retentissants. Ils firent accourir les dames mais aussi les gardes du palais dont on n’était pas très éloignés. On emporta Lisa évanouie tandis qu’à travers le panier l’un des gardes tirait sur le cobra.