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– Je crois que je vous comprends, dit-il enfin en se levant.

Le docteur l’accompagnait vers la porte :

– Je vous remercie de prendre les choses ainsi.

Rambert parut impatienté :

– Oui, dit-il, je comprends, pardonnez-moi ce dérangement.

Le docteur lui serra la main et lui dit qu’il y aurait un curieux reportage à faire sur la quantité de rats morts qu’on trouvait dans la ville en ce moment.

– Ah ! s’exclama Rambert, cela m’intéresse.

À dix-sept heures, comme il sortait pour de nouvelles visites, le docteur croisa dans l’escalier un homme encore jeune, à la silhouette lourde, au visage massif et creusé, barré d’épais sourcils. Il l’avait rencontré, quelquefois, chez les danseurs espagnols qui habitaient le dernier étage de son immeuble. Jean Tarrou fumait une cigarette avec application en contemplant les dernières convulsions d’un rat qui crevait sur une marche, à ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et un peu appuyé de ses yeux gris, lui dit bonjour et ajouta que cette apparition des rats était une curieuse chose.

– Oui, dit Rieux, mais qui finit par être agaçante.

– Dans un sens, docteur, dans un sens seulement. Nous n’avons jamais rien vu de semblable, voilà tout. Mais je trouve cela intéressant, oui, positivement intéressant.

Tarrou passa la main sur ses cheveux pour les rejeter en arrière, regarda de nouveau le rat, maintenant immobile, puis sourit à Rieux :

– Mais, en somme, docteur, c’est surtout l’affaire du concierge.

Justement, le docteur trouva le concierge devant la maison, adossé au mur près de l’entrée, une expression de lassitude sur son visage d’ordinaire congestionné.

– Oui, je sais, dit le vieux Michel à Rieux qui lui signalait la nouvelle découverte. C’est par deux ou trois qu’on les trouve maintenant. Mais c’est la même chose dans les autres maisons.

Il paraissait abattu et soucieux. Il se frottait le cou d’un geste machinal. Rieux lui demanda comment il se portait. Le concierge ne pouvait pas dire, bien entendu, que ça n’allait pas. Seulement, il ne se sentait pas dans son assiette. À son avis, c’était le moral qui travaillait. Ces rats lui avaient donné un coup et tout irait beaucoup mieux quand ils auraient disparu.

Mais le lendemain matin, 18 avril, le docteur qui ramenait sa mère de la gare trouva M. Michel avec une mine encore plus creusée : de la cave au grenier, une dizaine de rats jonchaient les escaliers. Les poubelles des maisons voisines en étaient pleines. La mère du docteur apprit la nouvelle sans s’étonner.

– Ce sont des choses qui arrivent.

C’était une petite femme aux cheveux argentés, aux yeux noirs et doux.

– Je suis heureuse de te revoir, Bernard, disait-elle. Les rats ne peuvent rien contre ça.

Lui approuvait ; c’était vrai qu’avec elle tout paraissait toujours facile.

Rieux téléphona cependant au service communal de dératisation, dont il connaissait le directeur. Celui-ci avait-il entendu parler de ces rats qui venaient en grand nombre mourir à l’air libre ? Mercier, le directeur, en avait entendu parler et, dans son service même, installé non loin des quais, on en avait découvert une cinquantaine. Il se demandait cependant si c’était sérieux. Rieux ne pouvait pas en décider, mais il pensait que le service de dératisation devait intervenir.

– Oui, dit Mercier, avec un ordre. Si tu crois que ça vaut vraiment la peine, je peux essayer d’obtenir un ordre.

– Ça en vaut toujours la peine, dit Rieux.

Sa femme de ménage venait de lui apprendre qu’on avait collecté plusieurs centaines de rats morts dans la grande usine où travaillait son mari.

C’est à peu près à cette époque en tout cas que nos concitoyens commencèrent à s’inquiéter. Car, à partir du 18, les usines et les entrepôts dégorgèrent, en effet, des centaines de cadavres de rats. Dans quelques cas, on fut obligé d’achever les bêtes, dont l’agonie était trop longue. Mais, depuis les quartiers extérieurs jusqu’au centre de la ville, partout où le docteur Rieux venait à passer, partout où nos concitoyens se rassemblaient, les rats attendaient en tas, dans les poubelles, ou en longues files, dans les ruisseaux. La presse du soir s’empara de l’affaire, dès ce jour-là, et demanda si la municipalité, oui ou non, se proposait d’agir et quelles mesures d’urgence elle avait envisagées pour garantir ses administrés de cette invasion répugnante. La municipalité ne s’était rien proposé et n’avait rien envisagé du tout mais commença par se réunir en conseil pour délibérer. L’ordre fut donné au service de dératisation de collecter les rats morts, tous les matins, à l’aube. La collecte finie, deux voitures du service devaient porter les bêtes à l’usine d’incinération des ordures, afin de les brûler.

Mais dans les jours qui suivirent, la situation s’aggrava. Le nombre des rongeurs ramassés allait croissant et la récolte était tous les matins plus abondante. Dès le quatrième jour, les rats commencèrent à sortir pour mourir en groupes. Des réduits, des sous-sols, des caves, des égouts, ils montaient en longues files titubantes pour venir vaciller à la lumière, tourner sur eux-mêmes et mourir près des humains. La nuit, dans les couloirs ou les ruelles, on entendait distinctement leurs petits cris d’agonie. Le matin, dans les faubourgs, on les trouvait étalés à même le ruisseau, une petite fleur de sang sur le museau pointu, les uns gonflés et putrides, les autres raidis et les moustaches encore dressées. Dans la ville même, on les rencontrait par petits tas, sur les paliers ou dans les cours. Ils venaient aussi mourir isolément dans les halls administratifs, dans les préaux d’école, à la terrasse des cafés, quelquefois. Nos concitoyens stupéfaits les découvraient aux endroits les plus fréquentés de la ville. La place d’Armes, les boulevards, la promenade du Front-de-Mer, de loin en loin, étaient souillés. Nettoyée à l’aube de ses bêtes mortes, la ville les retrouvait peu à peu, de plus en plus nombreuses, pendant la journée. Sur les trottoirs, il arrivait aussi à plus d’un promeneur nocturne de sentir sous son pied la masse élastique d’un cadavre encore frais. On eût dit que la terre même où étaient plantées nos maisons se purgeait de son chargement d’humeurs, qu’elle laissait monter à la surface des furoncles et des sanies qui, jusqu’ici, la travaillaient intérieurement. Qu’on envisage seulement la stupéfaction de notre petite ville, si tranquille jusque-là, et bouleversée en quelques jours, comme un homme bien portant dont le sang épais se mettrait tout d’un coup en révolution !

Les choses allèrent si loin que l’agence Ransdoc (renseignements, documentation, tous les renseignements sur n’importe quel sujet) annonça, dans son émission radiophonique d’informations gratuites, six mille deux cent trente et un rats collectés et brûlés dans la seule journée du 25. Ce chiffre, qui donnait un sens clair au spectacle quotidien que la ville avait sous les yeux, accrut le désarroi. Jusqu’alors, on s’était seulement plaint d’un accident un peu répugnant. On s’apercevait maintenant que ce phénomène dont on ne pouvait encore ni préciser l’ampleur ni déceler l’origine avait quelque chose de menaçant. Seul le vieil Espagnol asthmatique continuait de se frotter les mains et répétait : « Ils sortent, ils sortent », avec une joie sénile.

Le 28 avril, cependant, Ransdoc annonçait une collecte de huit mille rats environ et l’anxiété était à son comble dans la ville. On demandait des mesures radicales, on accusait les autorités, et certains qui avaient des maisons au bord de la mer parlaient déjà de s’y retirer. Mais, le lendemain, l’agence annonça que le phénomène avait cessé brutalement et que le service de dératisation n’avait collecté qu’une quantité négligeable de rats morts. La ville respira.