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– Ça cuit, disait-il, c’est bon pour les bronches.

Ça cuisait en effet, mais ni plus ni moins qu’une fièvre. Toute la ville avait la fièvre, c’était du moins l’impression qui poursuivait le docteur Rieux, le matin où il se rendait rue Faidherbe, afin d’assister à l’enquête sur la tentative de suicide de Cottard. Mais cette impression lui paraissait déraisonnable. Il l’attribuait à l’énervement et aux préoccupations dont il était assailli et il admit qu’il était urgent de mettre un peu d’ordre dans ses idées.

Quand il arriva, le commissaire n’était pas encore là. Grand attendait sur le palier et ils décidèrent d’entrer d’abord chez lui en laissant la porte ouverte. L’employé de mairie habitait deux pièces, meublées très sommairement. On remarquait seulement un rayon de bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait lire encore, à demi effacés, les mots « allées fleuries ». Selon Grand, Cottard avait passé une bonne nuit. Mais il s’était réveillé, le matin, souffrant de la tête et incapable d’aucune réaction. Grand paraissait fatigué et nerveux, se promenant de long en large, ouvrant et refermant sur la table un gros dossier rempli de feuilles manuscrites.

Il raconta cependant au docteur qu’il connaissait mal Cottard, mais qu’il lui supposait un petit avoir. Cottard était un homme bizarre. Longtemps, leurs relations s’étaient bornées à quelques saluts dans l’escalier.

– Je n’ai eu que deux conversations avec lui. Il y a quelques jours, j’ai renversé sur le palier une boîte de craies que je ramenais chez moi. Il y avait des craies rouges et des craies bleues. À ce moment, Cottard est sorti sur le palier et m’a aidé à les ramasser. Il m’a demandé à quoi servaient ces craies de différentes couleurs.

Grand lui avait alors expliqué qu’il essayait de refaire un peu de latin. Depuis le lycée, ses connaissances s’étaient estompées.

– Oui, dit-il au docteur, on m’a assuré que c’était utile pour mieux connaître le sens des mots français.

Il écrivait donc des mots latins sur son tableau. Il recopiait à la craie bleue la partie des mots qui changeait suivant les déclinaisons et les conjugaisons, et, à la craie rouge, celle qui ne changeait jamais.

– Je ne sais pas si Cottard a bien compris, mais il a paru intéressé et m’a demandé une craie rouge. J’ai été un peu surpris mais après tout… Je ne pouvais pas deviner, bien sûr, que cela servirait son projet.

Rieux demanda quel était le sujet de la deuxième conversation. Mais, accompagné de son secrétaire, le commissaire arrivait qui voulait d’abord entendre les déclarations de Grand. Le docteur remarqua que Grand, parlant de Cottard, l’appelait toujours « le désespéré ». Il employa même à un moment l’expression « résolution fatale ». Ils discutèrent sur le motif du suicide et Grand se montra tatillon sur le choix des termes. On s’arrêta enfin sur les mots « chagrins intimes ». Le commissaire demanda si rien dans l’attitude de Cottard ne laissait prévoir ce qu’il appelait « sa détermination ».

– Il a frappé hier à ma porte, dit Grand, pour me demander des allumettes. Je lui ai donné ma boîte. Il s’est excusé en me disant qu’entre voisins… Puis il m’a assuré qu’il me rendrait ma boîte. Je lui ai dit de la garder.

Le commissaire demanda à l’employé si Cottard ne lui avait pas paru bizarre.

– Ce qui m’a paru bizarre, c’est qu’il avait l’air de vouloir engager conversation. Mais moi j’étais en train de travailler.

Grand se tourna vers Rieux et ajouta, d’un air embarrassé :

– Un travail personnel.

Le commissaire voulait voir cependant le malade. Mais Rieux pensait qu’il valait mieux préparer d’abord Cottard à cette visite. Quand il entra dans la chambre, ce dernier, vêtu seulement d’une flanelle grisâtre, était dressé dans son lit et tourné vers la porte avec une expression d’anxiété.

– C’est la police, hein ?

– Oui, dit Rieux, et ne vous agitez pas. Deux ou trois formalités et vous aurez la paix.

Mais Cottard répondit que cela ne servait à rien et qu’il n’aimait pas la police. Rieux marqua de l’impatience.

– Je ne l’adore pas non plus. Il s’agit de répondre vite et correctement à leurs questions, pour en finir une bonne fois.

Cottard se tut et le docteur retourna vers la porte. Mais le petit homme l’appelait déjà et lui prit les mains quand il fut près du lit :

– On ne peut pas toucher à un malade, à un homme qui s’est pendu, n’est-ce pas, docteur ?

Rieux le considéra un moment et l’assura enfin qu’il n’avait jamais été question de rien de ce genre et qu’aussi bien, il était là pour protéger son malade. Celui-ci parut se détendre et Rieux fit entrer le commissaire.

On lut à Cottard le témoignage de Grand et on lui demanda s’il pouvait préciser les motifs de son acte. Il répondit seulement et sans regarder le commissaire que « chagrins intimes, c’était très bien ». Le commissaire le pressa de dire s’il avait envie de recommencer. Cottard, s’animant, répondit que non et qu’il désirait seulement qu’on lui laissât la paix.

– Je vous ferai remarquer, dit le commissaire sur un ton irrité, que, pour le moment, c’est vous qui troublez celle des autres.

Mais sur un signe de Rieux, on en resta là.

– Vous pensez, soupira le commissaire en sortant, nous avons d’autres chats à fouetter, depuis qu’on parle de cette fièvre…

Il demanda au docteur si la chose était sérieuse et Rieux dit qu’il n’en savait rien.

– C’est le temps, voilà tout, conclut le commissaire.

C’était le temps, sans doute. Tout poissait aux mains à mesure que la journée avançait et Rieux sentait son appréhension croître à chaque visite. Le soir de ce même jour, dans le faubourg, un voisin du vieux malade se pressait sur les aines et vomissait au milieu du délire. Les ganglions étaient bien plus gros que ceux du concierge. L’un d’eux commençait à suppurer et, bientôt, il s’ouvrit comme un mauvais fruit. Rentré chez lui, Rieux téléphona au dépôt de produits pharmaceutiques du département. Ses notes professionnelles mentionnent seulement à cette date : « Réponse négative ». Et, déjà, on l’appelait ailleurs pour des cas semblables. Il fallait ouvrir les abcès, c’était évident. Deux coups de bistouri en croix et les ganglions déversaient une purée mêlée de sang. Les malades saignaient, écartelés. Mais des taches apparaissaient au ventre et aux jambes, un ganglion cessait de suppurer, puis se regonflait. La plupart du temps, le malade mourait, dans une odeur épouvantable.

La presse, si bavarde dans l’affaire des rats, ne parlait plus de rien. C’est que les rats meurent dans la rue et les hommes dans leur chambre. Et les journaux ne s’occupent que de la rue. Mais la préfecture et la municipalité commençaient à s’interroger. Aussi longtemps que chaque médecin n’avait pas eu connaissance de plus de deux ou trois cas, personne n’avait pensé à bouger. Mais, en somme, il suffit que quelqu’un songeât à faire l’addition. L’addition était consternante. En quelques jours à peine, les cas mortels se multiplièrent et il devint évident pour ceux qui se préoccupaient de ce mal curieux qu’il s’agissait d’une véritable épidémie. C’est le moment que choisit Castel, un confrère de Rieux, beaucoup plus âgé que lui, pour venir le voir.

– Naturellement, lui dit-il, vous savez ce que c’est, Rieux ?

– J’attends le résultat des analyses.

– Moi, je le sais. Et je n’ai pas besoin d’analyses. J’ai fait une partie de ma carrière en Chine, et j’ai vu quelques cas à Paris, il y a une vingtaine d’années. Seulement, on n’a pas osé leur donner un nom, sur le moment. L’opinion publique, c’est sacré : pas d’affolement, surtout pas d’affolement. Et puis comme disait un confrère : « C’est impossible, tout le monde sait qu’elle a disparu de l’Occident. » Oui, tout le monde le savait, sauf les morts. Allons, Rieux, vous savez aussi bien que moi ce que c’est.