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La lumière se fit brusquement dans mon esprit. Nova, la radieuse Nova, s’était mise à saliver abondamment à la vue de cette friandise, comme un chien à qui l’on présente un morceau de sucre. C’était cela qu’attendait le gorille, cela seulement pour aujourd’hui. Il lui abandonna l’objet de sa convoitise et passa à une autre cage.

J’avais compris, vous dis-je, et je n’en étais pas peu fier ! J’avais entrepris autrefois des études de biologie et les travaux de Pavlov n’avaient pas de secrets pour moi. Il s’agissait ici d’expérimenter sur les hommes les réflexes qu’il avait étudiés sur les chiens. Et moi, moi si stupide quelques instants auparavant, maintenant, avec ma raison et ma culture, non seulement je saisissais l’esprit de ce test, mais je prévoyais ceux qui devaient suivre. Pendant plusieurs jours, peut-être, les singes opéreraient ainsi : coups de sifflet, puis présentation d’un aliment favori, celui-ci suscitant la salivation chez le sujet. Après une certaine période, c’est le son du sifflet, seul, qui causerait le même effet. Les hommes auraient acquis des réflexes conditionnés, suivant le jargon scientifique.

Je n’en finissais pas de me féliciter de ma perspicacité et n’eus de cesse que je n’en eusse fait étalage. Comme mon gorille repassait devant moi, ayant fini sa tournée, je cherchai par tous les moyens à attirer son attention. Je tapai sur les barreaux ; je lui montrai ma bouche avec de grands gestes, si bien qu’il daigna recommencer l’expérience. Alors, dès le premier coup de sifflet, et bien avant qu’il eût brandi le fruit, je me mis à saliver, à saliver avec rage, à saliver avec frénésie, à saliver, moi, Ulysse Mérou, comme si ma vie en dépendait, tant j’éprouvais de plaisir à lui prouver mon intelligence.

En vérité, il parut fort décontenancé, appela son compagnon et s’entretint longuement avec lui, comme la veille. Je pouvais suivre le raisonnement simpliste de ces lourdauds : voilà un homme qui n’avait aucun réflexe, un instant auparavant, et qui, tout d’un coup, a acquis des réflexes conditionnés, ce qui demandait avec les autres une durée et une patience considérables ! Je prenais en pitié la faiblesse de leur intellect, qui les empêchait d’attribuer la seule cause possible à ce progrès subit : la conscience. J’étais certain que Zira se fût montrée plus fine.

Cependant, ma sagesse et mon excès de zèle eurent un résultat différent de celui que j’escomptais. Ils s’éloignèrent en négligeant de me donner le fruit, que l’un d’eux croqua lui-même. Ce n’était plus la peine de me récompenser, puisque le but recherché était atteint sans cela.

Ils revinrent le lendemain avec d’autres accessoires. L’un portait une cloche ; l’autre poussait devant lui, monté sur un petit chariot, un appareil qui avait toutes les apparences d’une magnéto. Cette fois, éclairé sur le genre d’expériences auxquelles nous devions être soumis, je compris l’usage qu’ils voulaient faire de ces instruments avant même qu’ils s’en fussent servis.

Ils commencèrent avec le voisin de Nova, un gaillard de haute taille, au regard particulièrement terne, qui s’était approché de la grille et tenait les barreaux à pleines mains, comme nous le faisions tous maintenant au passage des geôliers. Un des gorilles se mit à agiter la cloche, qui rendait un son grave, pendant que l’autre branchait un câble de la magnéto sur la cage. Quand la cloche eut tinté un assez long moment, le deuxième opérateur se mit à tourner la manivelle de l’appareil. L’homme fit un bond en arrière, en poussant des cris plaintifs.

Ils recommencèrent plusieurs fois ce manège sur le même sujet, celui-ci étant incité à revenir se coller contre le fer par l’offre d’un fruit. Le but, je le savais, était de le faire bondir en arrière dès la perception du son de cloche et avant la décharge électrique (encore un réflexe conditionné) mais il ne fut pas atteint ce jour-là, le psychisme de l’homme n’étant pas assez développé pour lui permettre d’établir une relation de cause à effet.

Je les attendais, moi, en ricanant intérieurement, impatient de leur faire sentir la différence entre instinct et intelligence. Au premier son de cloche, je lâchai vivement les barreaux et me reculai vers le milieu de la cage. En même temps, je les dévisageais et souriais narquoisement. Les gorilles froncèrent le sourcil. Ils ne riaient plus du tout de mes façons et, pour la première fois, paraissaient soupçonner que je me moquais d’eux.

Ils allaient tout de même se décider à recommencer l’expérience quand leur attention fut détournée par l’arrivée de nouveaux visiteurs.

XV

Trois personnages s’avançaient dans le passage : Zira, la guenon chimpanzé, et deux autres singes dont l’un était visiblement une haute autorité.

C’était un orang-outan ; le premier de cette espèce que je voyais sur la planète Soror. Il était moins grand que les gorilles et assez voûté. Ses bras étaient relativement plus longs, de sorte qu’il marchait souvent en prenant appui sur ses mains, ce que les autres singes ne faisaient que rarement. Il me donnait ainsi l’impression bizarre de s’aider de deux cannes. La tête ornée de longs poils fauves enfoncée dans les épaules, le visage figé dans un air de méditation pédante, il m’apparut comme un vieux pontife, vénérable et solennel. Son costume tranchait aussi sur celui des autres : une longue redingote noire, dont le revers s’ornait d’une étoile rouge, et un pantalon rayé blanc et noir, le tout assez poussiéreux.

Une guenon chimpanzé de petite taille le suivait, portant une lourde serviette. D’après son attitude, elle devait être sa secrétaire. On ne s’étonne plus, je pense, de me voir signaler à chaque instant des attitudes et des expressions significatives chez ces singes. Je jure que tout être raisonnable eût conclu comme moi, à la vue de ce couple, qu’il s’agissait d’un savant chevronné et de son humble secrétaire. Leur arrivée fut l’occasion pour moi de constater une fois de plus le sens de la hiérarchie qui semblait exister chez les singes. Zira témoignait au grand patron un respect évident. Les deux gorilles se portèrent à sa rencontre dès qu’ils l’aperçurent et le saluèrent très bas. L’orang-outan leur fit un petit signe condescendant de la main.

Ils se dirigèrent tout droit vers ma cage. N’étais-je pas le sujet le plus intéressant du lot ? J’accueillis l’autorité avec mon sourire le plus amical et en lui parlant sur un ton emphatique.

« Cher orang-outan, dis-je, combien je suis heureux d’être enfin en présence d’une créature qui respire la sagesse et l’intelligence ! Je suis sûr que nous allons nous entendre, toi et moi. »

Le cher vieillard avait tressauté au son de ma voix. Il se gratta longuement l’oreille, tandis que son œil soupçonneux inspectait la cage, comme s’il flairait une supercherie. Zira prit alors la parole, son cahier à la main, relisant les notes prises à mon sujet. Elle insistait, mais il était manifeste que l’orang-outan refusait de se laisser convaincre. Il prononça deux ou trois sentences d’allure pompeuse, haussa plusieurs fois les épaules, secoua la tête, puis mit les mains derrière son dos et entreprit une promenade dans le couloir, passant et repassant devant ma cage en me lançant des coups d’œil assez peu bienveillants. Les autres singes attendaient ses décisions dans un silence respectueux.

Un respect apparent tout au moins, et qui me parut peu réel lorsque je surpris un signe furtif d’un gorille à l’autre, sur le sens duquel il était difficile de se tromper : ils se payaient la tête du patron. Ceci, joint au dépit que je ressentais de son attitude à mon égard, m’inspira l’idée de lui jouer une petite scène propre à le convaincre de mon esprit. Je me mis à arpenter la cage en long et en large, imitant son allure, le dos voûté, les mains derrière le dos, les sourcils froncés avec un air de profonde méditation.