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Le résultat fut surprenant. Elle s’arrêta de nager, prit pied dans l’eau qui lui arrivait à la taille et tendit ses mains crispées en avant dans un geste de défense. Puis elle me tourna le dos et s’enfuit vers la rive. Sortie du lac, elle hésita, se retourna à demi, m’observant en oblique comme sur la plate-forme, avec l’air perplexe d’un animal qui vient de contempler un spectacle alarmant. Peut-être eût-elle repris confiance, car le sourire s’était figé sur mes lèvres et je m’étais remis à nager d’un air innocent, mais un nouvel incident renouvela son émoi. Nous entendîmes du bruit dans la forêt et, dégringolant de branche en branche, notre ami Hector nous apparut, toucha le sol et s’avança vers nous en gambadant, tout joyeux de nous avoir retrouvés. Je fus saisi de voir l’expression bestiale, faite d’épouvante et de menace, qui s’inscrivit sur le visage de la fille quand elle aperçut le singe. Elle se replia sur elle-même, incrustée dans les rochers jusqu’à se fondre avec eux, tous ses muscles tendus, les reins cambrés, les mains crispées comme des griffes. Tout cela, pour un aimable petit chimpanzé qui s’apprêtait à nous faire fête.

Ce fut lorsqu’il passa tout près d’elle, sans la remarquer, qu’elle bondit. Son corps se détendit comme un arc. Elle l’empoigna à la gorge et ferma ses mains autour du cou, pendant qu’elle immobilisait le malheureux dans l’étau de ses cuisses. Son agression fut si rapide que nous n’eûmes pas le temps d’intervenir. Le singe se débattit à peine. Il se raidit au bout de quelques secondes et tomba mort quand elle le lâcha. Cette radieuse créature – dans un élan romantique de mon cœur je l’avais baptisée « Nova », ne pouvant comparer son apparition qu’à celle d’un astre éclatant – Nova avait proprement étranglé un animal familier et inoffensif.

Quand, revenus de notre stupeur, nous nous précipitâmes vers elle, il était bien trop tard pour sauver Hector. Elle tourna la tête vers nous comme si elle allait faire front, les bras de nouveau tendus en avant, les lèvres retroussées, dans une attitude menaçante qui nous cloua sur place. Puis elle poussa un dernier cri aigu, qui pouvait être interprété comme un chant de triomphe ou un hurlement de colère, et s’enfuit dans la forêt. En quelques secondes, elle disparut dans la broussaille, qui se referma sur son corps doré, nous laissant interdits au milieu de la jungle redevenue silencieuse.

VI

« Une sauvagesse, dis-je, appartenant à quelque race attardée comme on en trouve en Nouvelle-Guinée ou dans nos forêts d’Afrique ? »

J’avais parlé sans aucune conviction. Arthur Levain me demanda, presque avec violence, si j’avais jamais remarqué une allure et une finesse de formes pareilles parmi les peuplades primitives. Il avait cent fois raison et je ne sus que répondre. Le professeur Antelle, qui paraissait méditer profondément, nous avait cependant écoutés.

« Les peuples les plus primitifs de chez nous ont un langage, finit-il par dire. Celle-ci ne parle pas. »

Nous fîmes une ronde dans les environs du cours d’eau, sans trouver la moindre trace de l’inconnue. Alors, nous retournâmes vers notre chaloupe, dans la clairière. Le professeur songeait à repartir dans l’espace, pour tenter un autre atterrissage dans une région plus civilisée. Mais Levain proposa d’attendre au moins vingt-quatre heures sur place pour essayer d’établir d’autres contacts avec les habitants de cette jungle. Je soutins cette suggestion qui, finalement prévalut. Nous n’osions nous avouer que l’espoir de revoir l’inconnue nous tenait attachés à ces lieux.

La fin de la journée se passa sans incident ; mais, vers le soir, après avoir admiré le fantastique coucher de Bételgeuse, dilatée à l’horizon au-delà de toute imagination humaine, nous eûmes l’impression d’un changement autour de nous. La jungle s’animait de craquements et de frémissements furtifs, et nous nous sentions épiés à travers le feuillage par des yeux invisibles. Nous passâmes cependant une nuit sans alerte, barricadés dans notre chaloupe, faisant le guet à tour de rôle. Au petit jour, la même sensation nous assaillit encore et il me sembla entendre de petits cris aigus, comme ceux que Nova proférait la veille. Mais aucune des créatures dont notre esprit enfiévré peuplait la forêt ne se montra.

Nous décidâmes alors de retourner à la cascade et, tout le long du trajet, nous fûmes obsédés par cette impression énervante d’être suivis et observés par des êtres qui n’osaient pas se montrer. Pourtant, Nova, la veille, était bien venue nous rejoindre.

« Ce sont peut-être nos vêtements qui les effraient », dit soudain Arthur Levain.

Ceci me parut un trait de lumière. Je me rappelai distinctement que Nova, lorsqu’elle s’enfuyait après avoir étranglé notre singe, s’était trouvée devant le tas de nos habits. Elle avait fait alors un écart brusque pour les éviter, comme un cheval ombrageux.

« Nous verrons bien. »

Et, plongeant dans le lac, après nous être dévêtus, nous recommençâmes à jouer comme la veille indifférents en apparence à tout ce qui nous entourait.

La même ruse obtint le même succès. Au bout de quelques minutes, nous aperçûmes la fille sur la plate-forme rocheuse, sans l’avoir entendue venir. Elle n’était pas seule. Un homme se tenait auprès d’elle, un homme bâti comme nous, semblable aux hommes de la Terre, entièrement nu lui aussi, d’âge mur, et dont certains traits rappelaient ceux de notre déesse, si bien que j’imaginai qu’il était son père. Il nous regardait comme elle le faisait, dans une attitude de perplexité et d’émoi.

Et il y en avait beaucoup d’autres. Nous les découvrîmes peu à peu, tandis que nous nous efforcions de conserver notre feinte indifférence. Ils sortaient furtivement de la forêt et formaient graduellement un cercle continu autour du lac. C’étaient tous de solides, de beaux échantillons d’humanité, hommes, femmes à la peau dorée, s’agitant maintenant, paraissant en proie à une grande surexcitation et émettant parfois de petits cris.

Nous étions cernés, et assez inquiets en nous rappelant l’incident du chimpanzé. Mais leur attitude n’était pas menaçante ; ils semblaient seulement intéressés, eux aussi, par nos évolutions.

C’était bien cela. Bientôt, Nova – Nova que je considérais déjà comme une vieille connaissance – se laissa glisser dans l’eau et les autres l’imitèrent peu à peu avec plus ou moins d’hésitation. Tous approchèrent et nous recommençâmes à nous poursuivre comme la veille à la manière des phoques, avec la différence qu’il y avait maintenant autour de nous une vingtaine de ces créatures étranges, barbotant, s’ébrouant, tous avec un visage sérieux marquant un singulier contraste avec ces enfantillages.

Au bout d’un quart d’heure de ce manège, je commençai à m’en lasser. Était-ce pour nous conduire comme des gamins que nous avions abordé l’univers de Bételgeuse ? J’avais presque honte de moi-même et j’étais peiné de constater que le savant Antelle semblait prendre beaucoup de plaisir à ce jeu. Mais que pouvions-nous faire d’autre ! On imagine mal la difficulté d’entrer en contact avec des êtres qui ignorent la parole et le sourire. Je m’y employai pourtant. J’esquissai des gestes qui avaient la prétention d’être significatifs. Je joignis les mains dans une attitude aussi amicale que possible, m’inclinant en même temps, un peu à la façon des Chinois. Je leur adressai des baisers avec la main. Aucune de ces manifestations n’éveilla le moindre écho. Aucune lueur de compréhension n’apparut dans leur prunelle.