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J’avais mal évalué la distance. Le couteau bascula, heurta du manche la poutre que je visais et rebondit brutalement. La lame tinta contre le plancher. Mes nouveaux amis sourirent, l’air un peu embarrassé. Je ramassai le couteau.

Quand on lance un couteau, le secret du succès est de le faire tournoyer de telle façon qu’il vienne frapper la cible pointe en avant et à bonne vitesse. Je calculai que mon couteau avait fait un demi-tour de trop. Je fis une seconde tentative.

Tchuuitt ! Cette fois la lame s’enfonçait dans le bois. Elle tenait bon. On me glissa un autre couteau dans la main. Je le lançai.

Tchuuitt ! Il alla se loger à deux centimètres du premier.

J’acceptai un troisième couteau, pliai le coude et lançai.

Tchuuitt ! Dans la cloison de la cabine, les pointes des trois couteaux marquaient les sommets d’un triangle équilatéral. Mes amis au teint cuivré m’acclamèrent follement. La bouteille d’eau-de-vie passa à la ronde. Mes compagnons arrachèrent leurs couteaux du mur et me prièrent de leur faire une nouvelle démonstration de mon adresse.

Tchuuitt ! Tchuuitt ! Tchuuitt !

Mon tir était au point. J’aurais pu passer tout le reste du voyage à enfoncer un couteau dans le mur juste à l’endroit où je voulais qu’il se place.

Les autres, chacun à son tour, prirent la relève. Il ne me fallut guère de temps pour me rendre compte qu’ils étaient des experts à ce jeu ; leur adresse valait la mienne et je ne trouvais là rien de surprenant. La surprise était de leur côté. Pas un instant ils n’avaient imaginé que je puisse être un concurrent sérieux. Je les sentais très impressionnés de découvrir qu’un Blanc pouvait manier leur arme avec tant d’habileté. Je récoltais le fruit de toutes ces heures où s’était gaspillée ma jeunesse.

Un peu plus tard, la bouteille était vide et la paroi de la cabine criblée d’encoches. Je trouvais que le voyage avait bien commencé.

Commencé ? C’était vite dit. Nous étions encore dans le port.

Quelqu’un poussa la porte. Un Aztèque arrogant avança la tête à l’intérieur de la cabine. Il n’avait pas même frappé. À la façon dont il était vêtu, à son air méprisant on aurait pu le prendre pour le frère cadet du roi Moctezuma. Il n’était pourtant qu’un simple garçon de cabine.

Il demanda sèchement, en nahuatl : « Vos papiers ? »

Lorsqu’il les eut en main, il les étudia un moment, puis nous les rendit d’un geste brusque, en les froissant. Il avait l’air de considérer les trois Peaux-Rouges comme du bétail, et moi comme un curieux animal à l’odeur particulièrement fétide. Il embrassa d’un coup d’œil hautain l’ensemble de la cabine, les couteaux, la cloison fendue, et sa grimace exprimait la conviction qu’on ne pouvait rien attendre de mieux de pareilles brutes. Puis il annonça : « Nous partons dans une demi-heure. Vous mangez quand la cloche sonne. »

Il sortit.

Un de mes amis expédia prestement son couteau vers la porte au moment où l’Aztèque la fermait. S’il avait été encore là, le couteau lui passait au travers de la pomme d’Adam ; ce qui nous fit bien rire.

Et voici l’enseignement à tirer de l’incident : les gens qui veulent régner sur les autres s’attirent leur haine. C’est vrai des Turcs en Europe, des Incas dans les Basses-Hespérides, des Aztèques dans tout le Nouveau Monde, des Russes en Russie. S’il arrive que vous apparteniez à une race de seigneurs, essayez donc, envers ceux que vous opprimez, d’un peu de courtoisie. Vous aurez ainsi une chance de vivre plus longtemps. Moi-même j’aurais bien embroché cet Aztèque ; pourtant il n’avait rien fait de plus que de me lancer un regard soupçonneux.

Quelques instants plus tard nous étions sur le pont, observant la manœuvre. Une fois l’ancre levée, les voiles s’enflèrent, se gonflèrent, et les roues à aube se mirent à tourner.

Je regardai une dernière fois la douce et verte Angleterre.

Puis leXochitl sortit majestueusement du port et se dirigea vers l’Océan sans fin. La corne retentit en un adieu sonore.

Je contemplai toute cette eau qui s’étendait devant moi. Loin, là-bas, le soleil plongeait dans la mer et la lumière dansait à la crête des vagues. Je partais vers un monde inconnu, que je savais différent de celui où j’avais vécu. Et j’aurais, dans ce monde nouveau, une chance de pouvoir réaliser mes rêves.

Quelqu’un me poussa du coude. C’était un des lanceurs de couteaux. D’un geste du menton il désignait un marin aztèque à l’imposante stature. Et il suggéra : « On le pousse par-dessus bord ? »

« Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée. »

Il redescendit du pont avec moi. Le bateau voguait vers l’Ouest. Cette nuit-là, je rêvai que j’entrais dans le palais de Moctezuma. Le roi me prenait par la main, m’appelait Dan, et m’assurait qu’il était très heureux de me recevoir dans son pays.

2. LE ROYAUME DE MOCTEZUMA XII

Je ne céderai pas à la tentation de raconter la traversée en détail.

Ce fut une expérience fort déplaisante et je ne vois guère de raison d’en infliger le récit à mes lecteurs, si j’ai la chance d’en avoir un jour. D’ailleurs, ce serait en quelque sorte revivre mon voyage que de le raconter et je n’en ai pas la moindre envie.

Disons donc simplement que les six semaines furent comme six mois, des mois de houle et de tangage, de pluie glacée et autres désagréments. J’eus le mal de mer pendant quinze jours, ce qui était plutôt un avantage : je rejetais la nourriture aztèque avant que mon appareil digestif ne l’absorbe. Puis je devins bon marin et cessai de vomir mes repas qui désormais me firent mal à l’estomac. Je finis par m’habituer à la nourriture mais jamais à vivre ballotté sur l’eau, enfermé dans une petite boîte.

Je n’étais pas le seul à souffrir et cette constatation me réconforta quelque peu, principalement lorsque je remarquai le comportement de l’équipage. Les Aztèques ne sont pas navigateurs par inclination, et si l’orgueil national leur fait prendre la mer ça ne veut pas dire qu’ils y trouvent du plaisir. Portugais, Espagnols, Italiens, ceux-là sont de vrais loups de mer, mais en bons musulmans, quand ils quittent l’Europe, c’est pour se diriger vers l’est. Je tirai quelque satisfaction à voir les marins mexicains aux longues jambes penchés sous le vent contre le bastingage et dégurgitant leur dîner. (J’appris moi-même très vite qu’il est judicieux de ne pas vomir contre le vent.) Mais dans l’état ou je me trouvais moi-même, mon sourire ressemblait plutôt à une grimace.

Je passais une partie de mon temps à lancer des couteaux, avec mes compagnons de voyage. Ces braves gens paraissaient disposés à pratiquer ce jeu dix-huit heures sur vingt-quatre, jusqu’à ce que la paroi de notre cabine soit aussi mince qu’une feuille de papier et le sol recouvert d’une couche épaisse d’éclats de bois. J’éprouvais le besoin d’un peu plus de variété. Parfois je les priais de m’excuser et allais me joindre aux autres passagers. Comme je n’en trouvais pas un qui fut disposé à admettre qu’il connaissait l’anglais, je devais m’exprimer en nahuatl, une excellente occasion d’élargir mon vocabulaire.

La plupart des voyageurs mexicains, des gens riches et guindés ne s’intéressaient pas le moins du monde à ce pauvre type qui venait d’Angleterre. Cependant je reçus un jour les confidences d’un Péruvien de seize ans qui se prétendait amoureux – simple flirt de voyage, sans doute. La fille était une jeune Aztèque (en amour, pas de politique) et par elle je fis connaissance de son frère, un élégant Mexicain de deux ans mon aîné. Il était suffisamment en rébellion contre ses parents pour éprouver le besoin d’en parler.