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« La Douane ! » Une voix rude beuglait à mon oreille : « En rangs pour le contrôle de la douane ! »

Le seul mot de « contrôle » m’exaspère. Les modestes voyages que j’ai faits jusqu’ici ont suffi pour que j’exècre cette stupide obligation de s’expliquer avec les bureaucrates chaque fois qu’on traverse une frontière. En Europe, ça peut être proprement infernal, spécialement quand on parcourt les Pays Teutoniques : tous les deux ou trois kilomètres on entre dans un nouvel État souverain et il faut recommencer. Je pensais que je n’aurais à accomplir ces formalités qu’une seule fois au Mexique, mais c’était encore une fois de trop.

La file des passagers n’en finissait pas. Les Mexicains, et ils étaient nombreux, venaient en tête. Puis suivaient les ressortissants de nations puissantes, à ménager sur le plan politique, Péruviens, Turcs, Russes, Ghanéens. En queue les citoyens de pays sans importance, les Espagnols, les habitants des Hautes-Hespérides. Et puis moi. J’observai que le contrôle de chaque passager demandait environ une minute ; et il y en avait cinq cents, presque tous devant moi, et seulement trois douaniers.

Trois heures plus tard, complètement desséché par le soleil dont rien ne nous protégeait…

« Passeport ! » Je m’entendais enfin interpeller par la voix hargneuse du douanier.

Il avait parlé en turc, supposant que je parlais moi-même cette langue puisque tous les Européens la connaissent, en plus de leur propre langage. C’était un Aztèque, de taille imposante, mais svelte dans sa tunique aux ornements habituels qui s’ouvrait sur sa poitrine nue, luisante de sueur, et de la couleur des vieux parchemins. Je le regardai de travers et lui présentai mon passeport.

Il l’ouvrit, examina la photo, puis leva les yeux vers moi. « Dan Beauchamp ? »

« Lui-même. » J’avais parlé nahuatl.

Obstinément, dans l’intention de me blesser, peut-être, il continua à parler turc. « Nationalité ? »

« Anglais. »

« Durée du séjour au Mexique ? »

« Je ne sais pas encore. Je resterai peut-être… indéfiniment. » Je parlais nahuatl.

« Est-ce que vous vous moquez de moi ? »

« Pardon ? Je ne comprends pas. »

« Parlez turc. »

« Je ne suis pas turc. »

« Vous êtes européen, non ? »

« Je suis anglais. Voulez-vous que je parle anglais ? »

« Parlez turc. »

Je lui dis plusieurs choses en anglais, avec de bons vieux mots très énergiques que je m’abstiendrai de répéter ici. Et j’attendis, retenant mon souffle. S’il comprenait l’anglais, je risquais de me retrouver étendu sur la pierre d’un autel, un prêtre fouillant ma poitrine pour m’arracher le cœur.

Il ne comprit pas !

Il demanda : « Quoi ? Vous dites ? »

« J’ai dit en anglais que puisque je suis anglais je ne vois pas pourquoi je parlerais turc. J’ai appris le nahuatl. Je m’adresserai à vous dans cette langue. »

Comme tous les bureaucrates lorsqu’un événement prend une tournure imprévisible, il était totalement déconcerté. Les Européens ne sont pas censés connaître la langue mexicaine. Il est admis qu’ils parlent turc. Cet homme, dont j’ébranlais les certitudes, exprima clairement d’un regard son envie de me réexpédier à Southampton par le prochain bateau et me demanda, dans sa propre langue, toutefois : « Pourquoi êtes-vous venu au Mexique ? »

« Pour servir dans l’armée. »

« Nous n’avons que faire de soldats à la peau blanche. »

« Attendez de me voir me battre. »

Il retroussa les lèvres en une grimace qui découvrait la double rangée des dents teintées suivant les critères de la beauté chez les Aztèques.

« Entrée refusée, dit-il. Vous n’avez pas de visa de touriste, et pas de permis de travail. Nous ne voulons pas de vous. »

« Mais… »

« Il y a un bateau pour l’Europe dans huit jours. D’ici là, vous resterez en détention. »

Il se retourna pour faire signe à deux gardes d’aspect sinistre, armés de lances et de pistolets. Je me voyais déjà emmené de force jusqu’à une horrible cellule où on me garderait enfermé en attendant de me jeter dans le prochain bateau partant pour l’Europe. Ce serait plutôt vexant de réapparaître à Londres un mois plus tard, forcé d’admettre que les Aztèques n’avaient pas voulu de moi.

La situation demandait un peu d’improvisation.

Pendant que le douanier s’efforçait d’attirer l’attention des gardes, je repris mon passeport et glissai entre les pages un des billets de banque de Nezahualpilli. Puis je déclarai à voix haute : « S’il m’arrive quelque chose, le prince Axayacatl en sera avisé. »

À cette mention du fils et héritier du roi Moctezuma, le douanier fit volte-face. Il avait légèrement blêmi sous ses fards.

« Qui ? »

Je répétai, d’un air suffisant : « Axayacatl », en espérant que ma prononciation n’était pas trop exécrable. Cex prend en réalité le sonch, et l’ensemble donne quelque chose comme Ah-chah-yah-catl. J’ajoutai : « Le Prince recrute des Anglais comme gardes du corps. Vous ne le saviez pas ? Il m’a fait venir spécialement d’Angleterre et n’apprécierait guère que je sois mal traité. »

Je lui servis ma tirade avec tant d’aplomb qu’il parut convaincu. Il eut pourtant une dernière hésitation : « Pouvez-vous me prouver ce que vous avancez ? Avez-vous un document signé du prince ? »

« Voici. »

Et pour la seconde fois, je lui tendis mon passeport.

Il l’ouvrit, découvrit le billet de banque flambant neuf. La main qui s’avance… Un geste preste qui doit être une sorte de réflexe chez ceux qui disposent de quelque pouvoir dans l’accomplissement d’une fonction publique. Les longs doigts se refermant sur l’argent comme sur une proie. Le poing qu’on serre… La main avait disparu. L’argent aussi.

L’homme saisit alors un tampon de bois, le trempa dans l’encre d’une coupelle et l’appliqua sur mon passeport. J’étais libre d’entrer au Mexique.

Comme je traversais le baraquement de la douane, il me cria : « Bonne chance au service du Prince Axayacatl ! »

Une fois sorti, j’attendis quelques minutes que mes trois Peaux-Rouges lanceurs de couteaux en aient fini avec le contrôle. Eux, du moins, n’eurent pas d’ennuis. Lorsqu’ils me rejoignirent, ce fut pour me donner une chaleureuse accolade, en évoquant une dernière fois les bons moments passés ensemble sur le bateau. Ils me firent promettre de leur rendre visite si jamais j’allais un jour dans leur pays et je m’y engageai solennellement. Puis le plus vieux, qui avait toujours été le plus communicatif, me mit dans la main son couteau enfermé dans sa gaine et insista pour que je le garde.

« Non. Je ne peux vraiment pas accepter. »

« Il faut. Tu en auras besoin. C’est un bon couteau, un couteau superbe. Il porte bonheur. »

« Mais voyons… »

« C’était le couteau du grand-père de mon grand-père. »

« Voilà justement pourquoi je ne peux pas l’accepter. »

Le regard d’Opothle se durcit. Il repoussa ma main qui s’efforçait de lui rendre l’arme. Je commençai à me rendre compte que je l’insultais en refusant son présent.

« Tu vas prendre ce couteau », dit-il. C’était un ordre. Si je refusais plus longtemps cela finirait par une bagarre.

Je déclarai : « D’accord. Je prends ton couteau. Je te suis très reconnaissant. C’est pour moi un très grand honneur. »