C'est ainsi que je reçus un superbe portefeuille en crocodile, avec quinze dollars discrètement glissés à l'intérieur, suivi d'un Kodak, puis d'une montre-bracelet, cadeaux que je prenais pour des gages, car, lorsqu'il s'agit de l'avenir d'une famille, on ne s'entoure jamais assez de précautions. M. Zaremba le comprenait fort bien. Je me trouvai donc bientôt possesseur d'un stylo Waterman, et ma modeste bibliothèque entra dans une ère de folle prospérité. Des billets de théâtre et de cinéma étaient toujours à ma disposition et je me surpris à décrire à mes camarades de la Grande Bleue notre propriété en Floride, récemment acquise.
M. Zaremba décida bientôt qu'il m'avait suffisamment rassuré, et c'est ainsi que vint le jour où il me fit sa demande.
J'étais couché avec une petite grippe et notre prétendant frappa à la porte et fit son entrée à quatre heures et demi, devançant ainsi ma mère, porteur du plateau rituel de fruits, de thé, de miel et de mes gâteaux favoris. J'étais vêtu de son pyjama et de sa belle robe de chambre damassée. Il déposa le plateau sur le lit, me versa une tasse de thé, s'enquit de ma température, prit une chaise et s'assit, le mouchoir à la main, longue silhouette en tweed gris. Il se tapota le front avec son mouchoir. Je compatissais à sa nervosité. Une demande en mariage est toujours un moment difficile. Je me rappelai soudain avec un peu d'inquiétude que ses parents étaient morts de tuberculose. Peut-être faudrait-il lui demander un certificat de bonne santé.
– Mon cher Romain, commença-t-il, non sans une certaine solennité, vous connaissez, bien sûr, mes sentiments à votre égard.
Je pris une grappe de raisins.
– Nous avons beaucoup d'amitié pour vous, M. Zaremba.
J'attendais, le cœur battant, tout en m'efforçant de paraître indifférent. Ma mère n'aurait plus à monter et à descendre cent fois par jour le maudit escalier qui menait de la salle de restaurant à la cuisine. Elle pourrait aller passer chaque année un mois à Venise, qu'elle aimait tant. Au lieu de courir tous les matins à six heures au marché de la Buffa, elle parcourerait la Promenade des Anglais dans un fiacre, en regardant d'un air distant ceux qui lui avaient «manqué». Je pourrais enfin partir à la conquête du monde et revenir à temps, couvert de gloire, afin que sa vie s'éclaire enfin de sens et pour que justice soit rendue. Je voyais aussi la tête de mes petits copains de la plage quand ils me verraient apparaître à la barre de mon yacht aux voiles bleues – je tenais expressément à cette couleur. Je m'intéressais alors à une petite péruvienne, Lucita, et mon rival n'était rien moins que Rex Ingram, le célèbre metteur en scène, qui avait découvert Rudolph Valentino. La Péruvienne avait quatorze ans, Rex Ingram près de cinquante, j'en avais un peu plus de dix-sept; donc, il fallait que les voiles soient bleues.
Je m'imaginais aussi très bien en Floride: une grande maison blanche, une mer chaude, des plages immaculées – la vraie vie, quoi. Nous irions passer là-bas notre lune de miel.
M. Zaremba se tapotait le front. A son doigt, je voyais la chevalière marquée des armes de notre vieille race, le herb des Zaremba. Il allait sûrement me donner son nom. J'allais avoir non seulement un petit frère, mais aussi des ancêtres.
– Je ne suis plus jeune, panie Romanie. Il faut reconnaître que je demande plus que je n'ai à offrir. Mais je vous promets que je vais m'occuper de votre mère dans toute la mesure de mes moyens, ce qui vous permettra de vous vouer entièrement à votre vocation littéraire. Un écrivain doit avoir avant tout la paix de l'esprit, pour pouvoir donner le meilleur de lui-même. J'y veillerai.
– Je suis certain que nous pourrions être très heureux ensemble, panie Janie.
Je m'impatientais un peu. Il n'avait qu'à nous faire carrément sa demande en mariage au lieu d'être là, à se tapoter nerveusement le front.
– Vous disiez donc? lançai-je.
C'était curieux. J'attendais ce moment depuis des mois, mais maintenant que cet homme allait me demander la main de ma mère, mon cœur se serrait.
– Je souhaite que Nina m'accepte pour mari, dit M.Zaremba d'une voix blanche, comme s'il se préparait à faire ce qu'on appelle au cirque le «saut de la mort». Pensez-vous que j'aie une chance?
Je fronçai les sourcils.
– Je n'en sais rien. Nous avons déjà eu plusieurs propositions.
Je me rendis compte que j'y allais un peu fort, mais M. Zaremba, piqué au vif, se redressa vivement.
– De qui? tonna-t-il.
– Il ne me semble pas convenable de citer des noms.
M. Zaremba retrouva, non sans effort, le contrôle de lui-même.
– Bien sûr, excusez-moi. J'aimerais au moins savoir si vous me donnez votre préférence. Étant donné l'adoration de votre mère pour vous, je connais le rôle que vous jouerez dans sa décision.
Je le regardai amicalement.
– Nous avons beaucoup de sympathie pour vous, panie Janie, mais, sûrement, vous comprenez que c'est là une décision très importante. Il ne faut pas nous bousculer. Nous réfléchirons.
– Vous lui direz un mot en ma faveur?
– Le moment venu, oui… Enfin, je crois. Laissez-nous le temps de penser à tout cela. Le mariage est une affaire sérieuse. Quel âge avez-vous, exactement?
– Cinquante-cinq, hélas…
– Je n'ai pas encore dix-huit ans, répliquai-je. Je ne puis lancer brusquement ma vie dans une direction aussi inattendue sans savoir exactement où je vais. Vous ne pouvez pas me demander de prendre une pareille décision comme ça, tout de go.
– Je m'en rends bien compte, dit M. Zaremba. Je voulais seulement savoir si, a priori, mes intentions seraient accueillies par vous avec sympathie. Si je ne me suis jamais marié, c'est que, justement, je ne suis pas homme à me dérober devant les responsabilités qu'imposé une famille. Il me fallait donc être sûr de moi. Je ne crois pas que vous regretteriez votre choix.
– Je vous promets d'y réfléchir, c'est tout. M. Zaremba se leva, visiblement soulagé.
– Votre mère est une femme exceptionnelle, dit-il. Jamais encore je n'ai été témoin d'un tel dévouement. J'espère que vous saurez trouver les mots pour la convaincre. J'attendrai votre réponse.
Je décidai d'aborder le sujet dès le retour de ma mère. Elle revenait toujours du marché d'excellente humeur, après avoir régné pendant deux heures sur les étalages et exercé son autorité sur les marchands. Je m'habillai avec soin, me fis couper les cheveux, nouai une très belle cravate en soie bleu marine brodée de mousquetaires d'argent, que le peintre m'avait offerte, achetai un bouquet de rosés rouges – des «veloutées d'aurore» – et, vers dix heures et demie, le lendemain, j'attendais dans le vestibule, en proie à une nervosité que seul M. Zaremba, qui se morfondait là-haut dans sa chambre au septième, était capable de comprendre. Je savais fort bien que notre prétendant aux moustaches tombantes recherchait plus une mère qu'une épouse, mais c'était un homme d'une grande gentillesse, qui traiterait ma mère avec plus de déférence que la vie ne lui en avait témoigné jusqu'ici. Certes, on pouvait avoir des doutes sur son talent de peintre, mais après tout, un seul authentique créateur dans la famille suffirait amplement.
Ma mère me trouva dans le salon, maladroitement armé de mon bouquet de fleurs que je tenais sous le bras. Je le lui tendis en silence: j'avais la gorge nouée. Elle enfouit son visage dans les rosés, puis me jeta un regard de reproche.
– Il ne fallait pas!
– J'ai à te parler.
Je lui fis signe de s'asseoir. Elle prit place sur le petit sofa légèrement râpé de l'entrée.
– Écoute, dis-je.
Mais il n'était pas facile de trouver les mots.