L’enregistrement lexicographique de la locution date de 1836, dû à Napoléon Landais : « Figuré et familier, faire venir la chair de poule, faire frissonner, tressaillir. On dit dans le même sens : j’en ai eu la chair de poule. »
Désormais l’expression demeura liée au thème de la peur qui l’avait engendrée ; souvent une peur un peu spéciale, pour ainsi dire introvertie, créée par l’imagination : la terreur causée par les visions, les manifestations surnaturelles et les récits d’épouvante. « Quelques instants après, il voit clairement le Grand Prêtre se détacher de la tapisserie et s’avancer lentement vers lui. Le Chevalier saute à terre pour le palper de ses propres mains ; le Grand Prêtre s’éloigne à reculons jusqu’à la tapisserie. — “Explique qui pourra la chose, dit le Chevalier, voilà ce que j’ai vu”. Et quand il racontait cette étrange apparition, chacun de ses auditeurs a dû faire la chair de poule ; de plus, jusqu’à ce jour, nul n’avait expliqué le fait. » (Raspail, Almanach pour l’année 1868.)
La fin du siècle connaissait le verbe donner, lié à des menaces qui semblent aujourd’hui des hors-d’œuvre bien timides : « On assure que la capitale va être bombardée, comme l’a été Strasbourg. Il paraît que ça a été terrible à Strasbourg. J’ai entendu faire là-dessus des récits qui vous donnent la chair de poule. » (G. Darien, L’Épaulette, 1900.)
L’époque actuelle s’est tant blasée de récits atroces et de visions d’horreurs, fussent-elles en boîte, servies sur écrans panoramiques, que nous devenons un peu plus durs a horripiler. La chair de poule sert plus banalement aujourd’hui à exprimer le frisson atmosphérique du fond de l’air qui fraîchit — ou parfois encore le froid dans le dos de la répulsion physique : « Les punaises. Les millions de punaises. J’en avais jamais vu, avant. Elles s’entassent en amas serrés dans les fissures du bois, dans les replis de ta paillasse en papier… Tu glisses une lame de couteau. Horreur. Ça bouge. La chair de poule te grimpe dans le dos. » (Cavana, Les Russkoffs, 1979.)
Avoir la berlue
Un coup de faiblesse, un étourdissement, un soleil trop éclatant, et les couleurs s’altèrent ; des points rouges, blancs ou bleus dansent comme des papillons devant les yeux ! C’est cela au sens propre, avoir la berlue. Rien de grave, il s’agit d’un simple petit affolement de la rétine.
Berlue, anciennement bellue (et aussi barlue), signifie justement « étincelle », le sens toujours actuel de l’occitan béluga, dont elle provient, et qui est aussi à l’origine du mot « bluette » (belluette) : « On voit un grand feu naître d’une bluette. » (Régnier.) Les Québécois disent du reste avoir les bleus, pour avoir la berlue, sans doute par évolution de la même racine, sous l’influence de l’anglais blues.
Ce phénomène hallucinatoire banal était peut-être plus fréquent chez nos ancêtres sous-alimentés : il a donné très tôt motif à plaisanterie. Rutebeuf l’emploie au XIIIe siècle au sens de fadaises :
Plus tard Mme de Sévigné annonce le mariage de la Grande Mademoiselle : « … Une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue. »
Avoir du tintouin
Le tintouin est aux oreilles ce que la berlue est aux yeux : une hallucination. « Sensation trompeuse d’un bruit analogue à celui d’une cloche qui tinte. » Ce mot est une altération de « tintin », le tintement des cloches.
« Tintouin — dit Furetière — se dit aussi figurément & bassement, d’une inquiétude d’esprit. La nouvelle de cette banqueroute donne bien du tintouin à ceux qui y sont intéressés. »
Le tracas d’esprit pouvait être moins prosaïque, et s’élever aux inquiétudes morales : « Mais, mon bon ami, je remarque aussi que voilà bien des choses où tu cours un peu vite ! et qu’une partie de ce que tu fais nous est défendu par notre sainte religion. Si je lisais tout à nos bons père et mère, ils en auraient bien du tintouin. » (R. de la Bretonne, Le Paysan perverti, 1775.)
Dans la langue la plus populaire le « tintouin » prit au XIXe siècle le sens de cassements de tête plus concrets : les « embarras d’argent » qui sont bien le diable quand on veut survivre. Ainsi la complainte de Bruant :
Avoir un coup de pompe
Le coup de pompe est l’une des expressions vedettes du XXe siècle ; c’est un coup de fatigue qui vous prend sans prévenir, comme si le corps se vidait tout à coup de ses forces, et brise toute activité. C’est souvent au cours d’un effort, ou après une longue veille, et parfois sans raison apparente.
Cette locution si banale, et dont l’apparition est bien circonscrite, à deux ou trois ans près, autour de l’année 1920, pose un problème d’interprétation étonnant quant à son origine. D’une part elle s’inscrit dans le champ malencontreux des anciens « coups de trique, coups de buis, coups de bambou », puis coups de barre, qui traduisent tous l’éreintement subi par l’image d’un coup sur la tête qui vous « assomme » momentanément ; d’autre part les divers emplois antérieurs du mot « pompe », de la chaussure aux travaux harassants, sont si variés qu’ils donnent le tournis aux meilleurs commentateurs…
Gaston Esnault a relevé un coup de pompe dans le milieu cycliste, en 1922, au sens de « fatigue subite au cours d’un effort musculaire. » Les circonstances de cette — jusqu’ici — première attestation ont fait immédiatement tourner le regard vers la pompe à vélo. Or, un « coup de pompe » à une chambre à air produit exactement l’effet inverse de la fatigue : elle « regonfle », elle requinque au contraire une roue à plat. Même en faisant appel au sens de l’antiphrase il y a là un illogisme qui choque le bon sens. On a donc pensé à une variante du « coup de trique », à cause de la forme de l’instrument ; mais outre qu’un coup de pompe à vélo n’a jamais pu assommer personne, c’est plutôt la pompe elle-même qui devient inutilisable si on la choque. Mystère, donc…