Se mettre sur son trente et un
Il est dommage que le sens premier de cette locution demeure impénétrable. On se met sur son « trente et un » quoi ?… Plusieurs interprétations ont été faites, aucune n’est vraiment convaincante. Je cite ici celle de Maurice Rat : « Il faut voir dans la première partie : se mettre sur, l’ancienne tournure qui veut dire “mettre sur soi”, autrefois se mettre sus, et dans trente et un la déformation populaire de trentain, nom d’une ancienne sorte de drap de luxe, dont la chaîne était composée de trente fois cent fils, et qui, n’étant plus compris, est devenu trente-un ou trente et un. Se mettre sur son trente et un, c’est donc littéralement “mettre sur soi son trentain”, et, par suite, ses plus beaux atours, ses atours des jours de fête ou de cérémonie. »
L’ennui est que ce mot trentain est excessivement rare ; il ne semble pas apparaître dans ce sens dans l’ancienne langue et il est surprenant qu’un terme d’usage aussi restreint ait pu donner une locution populaire, laquelle est relativement récente, et ne s’est formée que dans le premier tiers du XIXe siècle. Elle apparaît pour la première fois dans un opuscule troupier riche en mots populaires, La Caserne, par Vidal et le capitaine Delmare, publié à Paris en 1833 : « Elle s’était mise sur son trente-et-un, et je puis vous assurer qu’elle était bien ficelée » (cité par Lorédan-Larchey)[175].
Cette coloration soldatesque ferait pencher vers le numéro oublié d’une tenue de cérémonie dans les uniformes, mais sans que l’on puisse avancer l’ombre d’une preuve… Je chercherai plutôt pour ma part — après bien d’autres hypothèses — en partant d’une suggestion que fit le cher Eman Martin dans le Courrier de Vaugelas du 1er février 1876, et qui eut aussi la faveur de Littré dans son Supplément. Dans un certain nombre de jeux de cartes, la Belle, le Flux, le Trente et quarante, etc., encore très à la mode dans les milieux populaires du temps, trente-et-un représentait le nombre de points gagnant. Atteindre ce chiffre enviable — dans une société où l’on joue pour de l’argent, surtout si l’on est soldats en caserne — représentait ce qu’il y avait de plus beau. En soi, on voit mal comment ce coup d’éclat aurait pu passer à l’idée d’une parure exceptionnelle — et pourquoi la forme sur son trente-et-un ?
Or l’expression semble avoir pris le relais d’une autre expression fort ancienne disant la même chose peu ou prou : se mettre sur le bon bout ; « Se parer, se rendre poly, se bien vestir », dit Antoine Oudin en 1640, et Furetière cinquante ans plus tard : « On dit, qu’un homme s’est mis sur le bon bout, pour dire, qu’il est bien vestu, bien équippé. » Cette tournure curieuse et ancestrale était toujours en usage au XIXe siècle ; Napoléon Landais la relève en 1836, à la suite de « tenir le bon bout, avoir des sûretés » : « Se mettre sur le bon bout, s’équiper de pied en cap, s’ajuster, etc. »
Il est à peu près certain, en tout cas, que « le bon bout » est devenu « son trente-et-un », mais qu’est-ce qui a provoqué l’échange ? Peut-être un de ces jeux de mots si fréquents et si productifs dans le langage populaire : on peut dire que si l’on fait son trente-et-un aux cartes, on tient « le bon bout » ! Si l’on tient le bon bout, on se met sur le bon bout, on se sape : on se met sur son trente-et-un… Je ne sais, quant à moi, par quel autre bout le prendre.
Toujours est-il que l’expression a eu une fortune qui n’est explicable que par l’obscurité du mot. Delvau note en 1867 : « Trente-et-un. Dernière élégance, suprême bon ton, dans l’argot du peuple. — Se mettre sur son trente-et-un. Se vêtir de son plus bel habit ou de sa plus belle robe — l’habit à manger du rôti et la robe à flaflas. On dit aussi se mettre sur son trente-six et sur son quarante-deux. »
Les modes changent, les expressions, même insondables, ont la vie dure : « Regarde ! me dit Pierrot. Ils se sont mis sur leur 31 !… En effet, tous arboraient des tenues nouvelles, des habits du dimanche fleurant l’entre-deux-guerre, des prince-de-galles défraîchis, des guêtres, des papillons à pois, et aucun ne portait la petite visière de rhodoïd bleu. » (B. Blier, Les Valseuses, 1972.)
S’habiller de pied en cap
Ce cap n’a rien à voir avec le manteau cité plus haut. Cap est ici le mot occitan qui désigne la tête, le « chef », et l’expression a trait à la mode de l’armure du chevalier. Elle constitue l’adaptation de la locution occitane del cap als pès : de la tête aux pieds, introduite sans doute au XIVe siècle par les régiments gascons. S’armer de pied en cap c’est revêtir l’armure complète, des pieds à la tête, de l’éperon à la « salade » ! « Et estoient en la cité de Paris de riches et puissants hommes armés de pied en cap, la somme de trente mille hommes », raconte Froissart. Dans la guerre picrocholine, Rabelais fait équiper de même frère Jan, le moine batailleur : « Chascun commencea soy armer et accoustrer, et armèrent le Moyne contre son vouloir, car il ne vouloit aultres armes que son froc davant son estomach et le baston de la croix en son poing. Toutesfoys, à leur plaisir feut armé de pied en cap et monté sur ung bon coursier du royaulme, et ung gros braquemart au cousté » (Gargantua, chap. XXXIX).
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