Pour l’instant, c’est mister Yvan Tadlartich que j’ai en ligne. Il cause français comme M. Mitterrand l’anglais, mais en plus, lui a l’accent britannique. Manière de faciliter l’échange, je me convertis à la langue dont usa Shakespeare pour écrire les conneries que tu sais.
— Je ne voudrais pas abuser de votre temps, mister Tadlartich, seulement vous demander si vous séjournez fréquemment à Paris.
— Deux ou trois fois par an, yes, pourquoi ?
— Où descendez-vous ?
— Hôtel Plaza, pourquoi ?
— Connaissez-vous une dame Pistdesky, domiciliée 37 rue Léo-Malet ?
— C’est une amie de ma mère, pourquoi ?
— Vous arrive-t-il de lui rendre visite quand vous venez à Paris ?
— Hum, c’est assez rare, mais la chose s’est produite, pourquoi ?
— A quand remonte votre dernier voyage en France ?
— Trois mois, pourquoi ?
— C’est très intéressant, éludé-je pour solde de tout compte.
Un silence.
Mister Tadlartich ne m’en tient pas quitte.
— Serait-il arrivé quelque chose à Mrs. Pistdesky ?
— Pas encore, fais-je, pardon pour le dérangement.
Clinc, je raccroche. Emailler d’onomatopées un texte comme celui-ci ça ne mange pas de pain. A vrai dire, je devrais en cloquer davantage : ça colore.
Claclaclaclaaac, claclaclaaac, claaac, claaac, claclaclaclaaac, claclaaac, claclaclaclaclaaac, claaac !
Ça c’est le numéro de Mathias. Je ne crois pas m’être gouré.
Le Flamboyant tarde à répondre.
Et puis c’est sa donzelle qui le fait.
Qu’à peine me suis-je à point nommé, elle explose comme le bouchon d’une boutanche de vilain mousseux quand on dégoupille le petit fil de fer après l’avoir secouée.
— Ah ! vous, je vous retiens ! Bravo ! Merci ! Vous aurez « sa » mort sur la conscience. Vraiment, vous prenez vos collaborateurs pour des bêtes de somme ! Vous semblez oublier le changement de régime. J’ai voté Debré aux Présidentielles, mais je me demande si après tout, c’est un mal, cet élan socialiste. On va enfin peut-être voir tomber des chaînes. Encore que ça n’a pas l’air d’aller vite dans ce sens !
J’attends la concluse, elle seule m’intéresse. Elle tarde, la dame ayant un vache trop-plein à déverser. J’ai droit à un récapitulatif en règle des nuits où j’ai dû mobiliser le Rouillé pour des missions impérieuses, des voyages intempestifs survenant en criant gare (ou aéroport, selon les distances), des vacances abrégées sans crier gare cette fois (car il avait sa voiture[9]) et autres foirades.
— Ecoutez, chère madame Mathias, je l’endigue (du cul), ça ne l’a pas empêché de vous faire décerner le prix Cognacq avec sa bite, alors que moi je n’ai jamais eu le moindre prix Goncourt avec ma plume. Passez-moi votre samouraï, je vous prie, et dressez un récapitulatif de ce que vous venez de me dire en trois exemplaires que je déposerai dans mon coffre à la banque.
— Vous le passer ! elle gosille[10] ; mais il est sorti pour le service ! Pour VOOOOTRE service ! Le service ! il ne connaît que ce mot ! Il aurait dû être militaire de carrière ou garçon de café.
— Et ce service l’a entraîné où, douce amie ?
— Si vous l’ignorez, c’est qu’il me trompe ! Ça y est, j’en étais certaine : il me trompe !
Pauvre Mathias.
C’est ce que je me dis en raccrochant.
Troisième turlu : j’appelle mes collègues de Police Secours.
— Besoin de vous, les gars, annoncé-je après m’être annoncé ; j’ai un colis encombrant dont je souhaiterais me défaire.
Ils me promettent de dardarer.
Quatrième appel : Claudette.
Nobody ne répond à son tome. Elle est au jules, à moins que quelqu’un n’ait sollicité un peu trop vivement de sa haute bienveillance la remise de la quatrième clé. J’incline à le croire.
Il faudrait… Oh ! je sais ce qu’il faudrait, mais ne peux être à la fois au four et au moulin. Chaque sauce en sautant, comme dit le proverbe.
Réflexion faite, je m’octroie une cinquième communication pour discutailler avec le commissaire Maillard.
— Allô ! Mailloche ? Merci pour le rapport. Ça te dirait qu’on fasse un bout de chemin, main dans la main, comme sur les affiches des pays de l’Est ? Style : la marche vers la lumière ?
Il grogne « Noui » (début négatif, mais majorité du mot positive), j’y explique ce dont j’attends de lui, il répond « Bon », ce qui équivaut à une acceptation, bien que ce ne soit en fait qu’une marque de compréhension. Mais il faut faire avec.
Voilà que je suis à même de péter le feu !
Tu ne me crois pas ?
Amène ton pétard, chérie, qu’on rigole.
14
À L’ÉDUCATION
Le fourgon de Police Secours franchit l’entrée de la morgue. Les portes se referment. Les archers de la République délourdent leur morose véhicule (en anglais vehicle) et dégagent la civière où gît un individu sous une couverture qui pue la calamité quotidienne. Ils rabattent ladite, tendent la main au « mort » qui — ô miracle ! — s’en saisit et se dégage du vilain brancard.
— Merci, les gars ! fait le pauvre défunt.
— A votre service, m’sieur le commissaire, répondent les gentils bourres, farceurs tout plein.
Un préposé de la maison Viande Froide passablement poustouflé, assiste à cette résurrection avec des yeux grands comme des paniers de basket.
— Ici c’est l’entrée des fournisseurs, lui dis-je, pouvez-vous me guider jusqu’à celle du personnel ?
En pleine éberluade, il me fait franchir des locaux ripolinés où un médecin drôlement légiste, découpe un macchabée en tranches comme s’il s’apprêtait à dresser quelque buffet froid anthropophagique.
Je retrouve l’air pollué, mais bien sympa quand même de Pantruche.
Ouf !
Une vieille 404 noire, décorée de rouille festonnante attend, mal garée, avec deux roues sur le trottoir. Une épaisse fumée grise s’échappe par la vitre à demi baissée du conducteur dont on aperçoit la pipe. Je reconnais le profil indéterminé du commissaire Maillard. Il m’adresse un signe qui serait d’intelligence si c’eût été le professeur Sauvy qui me l’eût adressé. Maillard est avec Longeron, l’un de ses porte-coton, grand zig maigre, voûté plein cintre, qu’on enverrait sûrement dans un sanatorium si j’avais vendu moins de timbres antituberculeux quand j’étais petit. Les deux m’accueillent avec des sourires comme quand tu renouvelles un pansement sur une coupure infectée. Je sais ce qu’ils pensent de moi : ils me prennent pour une espèce de saltimbanque de la police, jouissant de privilèges inadmissibles. De mon côté, je les prends (et les laisse) pour ce qu’ils sont, ce qui constitue une belle revanche, crois-moi.
— Alors, le Superman ténébreux ? m’attaque Maillard.
— Alors, le Quasi-retraité ? je l’objecte.
Il cogne sa bouffarde (il se prend pour Maigret, aussi l’a-t-on surnommé « Maigrichon », à la Rousse) contre le flanc de sa portière, préparant ainsi la voie à une nouvelle poussée de rouille.
— Tu as demandé aide et assistance, alors me voici ! déclare mon confrère (beaucoup plus con que frère, comme je dis toujours dans ce genre d’occase).
— Oh ! oh ! fais-je, quel honneur ! Bayard en personne alors que je ne sollicitais qu’un ou deux de ses sbires.
— A tout seigneur, tout honneur !
— Bon, tranché-je, on se met au charbon ou on joue carrément Britannicus ?
— Tu décides.
— Alors, chauffeur, si c’est un effet de votre bonté, on met le cap sur la rue Léo-Malet, dans le seizième.