Elle est vraiment d’un classique « bourgeois décalé », petit-fils et fils de con, con lui-même par hérédité incontournable. Nulle fantaisie. Le style froufrou mâtiné (et soirée) kitsch ! On n’a pas regardé à la dépense pourvu que ce soit bêta à souhait. Pas le moindre flagrant délit de bon goût. Tout a été conçu par des gens d’une confortable médiocrité qui tenaient à l’affirmer haut et clair.
Cela dit, mes investigations m’apportent des précisions intéressantes. Par exemple : deux des chambres du haut ont été récemment utilisées. Des visiteurs infractaires[10] y ont dormi, du moins se sont-ils allongés, à en juger aux couvre-lits sur lesquels on aperçoit des traces terreuses. Celui de la seconde chambre comporte une flaque d’urine en son milieu et des nœuds de liens, tranchés d’un coup de lame, sont encore après les quatre montants. À l’emplacement supposé de la tête je décèle quelques cheveux. Enfoiré de Mathias, qui va se faire déguiser en homard aux îles, alors que j’ai tellement besoin de lui ! Évidemment, nul n’est irremplaçable ; pourtant des pros de sa compétence, y en a pas des chiées.
J’hésite à alerter la gendarmerie de Joigny, comme j’en ai l’obligation, et décide de foutre le pataquès en branle au petit jour. Histoire de mettre à profit mon avance de quelques heures pour faire procéder aux first constatations. Aussi sec, j’empare le tubophone. Ça sonne occupé. Alors le coup de grelot de Miss Éléonore me revient en mémoire : elle m’a déclaré utiliser un poste placé dans les toilettes et ne pas raccrocher pour que nous puissions la repérer.
Je pars visiter les chiches de la villa. N’ai pas à chercher longtemps. Les premiers sont les bons. Faut dire qu’ils sont situés dans la salle de bains de la chambre. La partie vécé est isolée du reste par une cloison de faïence contre laquelle figure un poste mural. Le combiné pend au bout de son fil serpentin. Je me retire sans y toucher.
Pour téléphoner, je vais à la voiture afin de réclamer en urgence prioritaire les gars de l’Identité, ceux du labo, plus deux inspecteurs de renfort. Je demande également qu’on consigne à son domicile le mandataire Rigobert Panoche après avoir interrompu sa ligne téléphonique jusqu’à ce que je donne le feu vert.
« Quoi encore, fesse de rat ? » me demandé-je avec cette familiarité qui entretient un courant de sympathie entre ma personne et moi-même.
— Attendez un instant ! enjoins-je à mon interlocuteur. Dites aux techniciens du son de se procurer un échantillon vocal du mannequin de mode Éléonore et de le comparer avec l’enregistrement de l’appel que j’ai reçu à mon bureau dans la soirée. Urgent !
Cette fois, je raccroche. Malgré ma pilule miracle, et sans doute à cause des péripéties vécues, j’en ai un coup dans les vasistas. Une soif qu’un homme cultivé réputerait « inextinguible » et un glandu « dévorante » me marais-salante le tube digestif, des molaires du fond jusqu’à l’estomac.
Me rends à la cuistance avec l’espoir d’y dégauchir une bouteille de Perrier. Le réfrigérateur en est presque plein. À la seconde je te reconstitue la bande sonore du film L’Enfant de la Jungle. Le Gradube me rejoint en biberonnant un flacon de whisky de la manière dont j’use avec l’eau qui fait pschitt.
— Les grandes idées s’ rencontrent ! fait-il en me portant un toast signé Johnie Walker.
Il écluse sa boutanche de raide, moi ma boutanche de Perrier. Judicieuse répartition d’un drink classique : c’est moi qui rote et lui qui est soûl !
17
COURSE EN SAC
En attendant les auxiliaires parisiens, je me love sur le canapé du salon pour une dormure précaire Rêves et cauchemars entremêlés.
Quel imbroglio. Quelle pépinière à questions ! Champ plus vaste que toute la Beauce, où se cultive le point d’interrogation. Pourquoi la vieille voisine d’Éléonore est-elle montée chez elle non armée, alors qu’elle disposait d’une arquebuse relevant de l’artillerie lourde ? Pourquoi l’œil bidon de ladite a-t-il été replacé dans sa cavité oculaire après qu’on l’eut vidé de ce qu’il contenait ? Et que contenait-il ? Pourquoi a-t-on détruit ma Ferrari ? Pourquoi a-t-on buté la vieille bonne-gouvernante d’Éléonore ? Pourquoi un malfrat inhomologué par les polices s’était-il ingénié à prendre l’aspect de cette vioque ? Pourquoi a-t-on virgulé une grenade dans notre pavillon ? Pourquoi le couple Éléonore-Pierre Cadoudal se trouvait-il dans cette maison de campagne ? Comment le mannequin savait-il que je dirigeais l’enquête et de quelle manière a-t-il eu mon fil professionnel ? Pourquoi les gens qui étaient avec eux dans la villa du mandataire les ont-ils entravés dans un premier temps, puis trucidés, dans un second ? Pourquoi le carré de l’hypoténuse est-il égal à la somme des carrés des deux autres côtés ? Bonne question ; je vous remercie de me l’avoir posée.
Black-out complet.
Une arrivée nombreuse me tire du sirop.
J’avise un groupe d’hommes mal réveillés, dont la maussaderie est contiguë au mécontentement. Je leur prodigue quelques vibrantes paroles sur leur sens du devoir, nani-nanère, mais ça ne les amadoue pas davantage que si on leur montrait les gentilles princesses monégasques tournant un film sur leur entrée au Carmel. Néanmoins, ils écoutent mes explications, font connaissance avec les pièces à conviction et se consacrent aux tâches que je viens de leur dévolure. Qu’espérer de mieux ?
Quand mon petit trèpe est à pied d’œuvre, Hanoudeux me prend à part :
— Monsieur le directeur, j’ai trouvé le sac à main de la femme brûlée dans le foyer de la chaudière, après l’avoir éteint.
— Intéressant.
Il a placardé l’objet dans un cache-pot marocain et va le chercher.
— Pourquoi l’aviez-vous dissimulé ? j’y demande.
— J’estimais que vous deviez avoir la primeur pour l’examiner.
L’officier au visage ingrat est l’heureux bénéficiaire de mon regard chaleureux. Pas si mal que ça, l’Auverpiot ! Je sens venir une onde bienveillante à son égard !
— Où est Bérurier ?
— Il dort dans la voiture ; je pense qu’il a trop forcé sur le whisky pour garder la forme.
Haussement d’épaules : il ne changera jamais, l’homme à la queue d’âne.
Je prends place à la table du salon pour inventorier cette chose puante et noircie qui fut un réticule féminin. Son fermoir est à demi fondu, aussi dois-je l’éventrer à l’aide de mon Opinel (citation gratuite de l’illustre marque). Ce qu’il contient est presque entièrement calciné : un passeport aux pages soudées par le feu, une liasse de billets de banque (probablement des coupures de 500 points) qui se sont agglomérés, un poudrier d’or, un trousseau de clés et un agenda en aussi pitoyable état que les biftons.
Ma loupe de poche en batterie, je tente de déchiffrer les infimes bribes de texte subsistant à la une du document douanier, mais il s’agit d’un boulot que seuls des spécialistes au matériel sophistiqué seront à même de mener à bien.
— Mon bon ami, lui dis-je, vous allez rentrer à Paris avec le Gros et faire établir une expertise de ce que contient le sac. Pendant qu’elle s’opérera, vous rendrez visite à Rigobert Panoche, le proprio de cette casa. Allez-y avec Béru : il saura admirablement obtenir des réponses aux questions que vous ne poserez pas ! Je veux un interrogatoire très pointu, vous m’entendez ? Consacrez-y le temps qu’il faudra. Éléonore et son copain comptaient-ils parmi les relations du mandataire et de sa gerce ? Tout est là !
— Nous allons étudier ces différents points, monsieur le directeur.