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La jeune fille passa une main sur son visage, releva la mèche qui gênait son regard, recracha la terre- amère et s'efforça de remonter la pente. Elle était trop raide et son talon l'élançait. Elle se résigna à se rasseoir et à appeler.

– Au secours! papa, au secours! Je suis là, tout en bas. Viens m'aider! Au secours!

Elle s'égosilla longtemps. En vain. Elle était seule et blessée au fond d'un précipice et son père n'intervenait pas. Se serait-il égaré lui aussi? En ce cas, qui la découvrirait au plus profond de cette forêt, au-delà de tant de massifs de fougères?

La jeune fille brune aux yeux gris clair respira très fort, s'efforçant de calmer son cœur battant. Comment sortir de ce piège?

Elle essuya la boue qui maculait encore son front et observa les alentours. Sur sa droite, au bord du fossé, elle distingua une zone plus sombre traversant les hautes herbes. Tant bien que mal, elle s'y dirigea. Des chardons et des chicorées dissimulaient l'entrée d'une sorte de tunnel creusé à même la terre. Elle s'interrogea sur l'animal qui avait édifié ce terrier géant. C'était trop grand pour un lièvre, pour un renard ou un blaireau. Il n'y avait pas d'ours dans cette forêt. Était-ce le refuge d'un loup?

Toutefois, l'endroit bas de plafond était suffisamment spacieux pour laisser passer une personne de taille moyenne. Elle n'en menait pas large en s'y aventurant, mais elle espérait que ce passage lui permettrait de déboucher quelque part. Alors, à quatre pattes, elle s'enfonça dans ce couloir de limon.

Elle progressait à tâtons. Le lieu s'avérait de plus en plus sombre et froid. Une masse recouverte de piquants s'enfuit sous sa paume. Un hérisson pusillanime s'était mis en boule sur son chemin avant de filer en sens inverse. Elle continua dans l'obscurité totale, perçut des frétillements autour d'elle.

Nuque baissée, elle progressait toujours sur les coudes et les genoux. Enfant, elle avait mis longtemps à apprendre à se tenir debout puis à marcher. Alors que la plupart des bambins marchent dès l'âge d'un an, elle avait attendu dix-huit mois. La station verticale lui avait paru trop aléatoire. La sécurité était bien plus grande à quatre pattes. On voyait de plus près tout ce qui traînait sur le plancher et, si on tombait, c'était de moins haut. Elle aurait volontiers passé le reste de son existence au ras de la moquette si sa mère et ses nourrices ne l'avaient contrainte à se tenir debout.

Ce tunnel n'en finissait pas… Pour se donner le courage de poursuivre, elle se força à fredonner une comptine:

Une souris verte

Qui courait dans l'herbe

On l'attrape par la queue

On la montre à ces messieurs.

Ces messieurs nous disent,

Trempez-la dans l'huile,

Trempez-la dans l'eau

Et vous obtiendrez un escargot tout chaud!

Trois ou quatre fois, et de plus en plus fort, elle reprit cet air. Son maître de chant, le Pr Yankélévitch, lui avait enseigné à se draper dans les vibrations de sa voix comme dans un cocon protecteur. Mais ici, il faisait vraiment trop froid pour s'égosiller. La comptine se transforma bientôt en une vapeur émanant de sa bouche glacée puis s'acheva en respiration rauque.

Tel un enfant entêté à aller jusqu'au bout d'une bêtise, elle ne songea pas pour autant à faire demi-tour. Julie rampait sous l'épiderme de la planète.

Une faible lueur lui sembla apparaître au loin.

Épuisée, elle pensa qu'il s'agissait d'une hallucination quand la lueur se divisa en multiples et minuscules scintillements jaunes, certains clignotant.

La jeune fille aux yeux gris clair s'imagina un instant que ce sous-sol recelait des diamants; en approchant, elle reconnut des lucioles, insectes phosphorescents posés sur un cube parfait.

Un cube?

Elle tendit les doigts et, aussitôt, les lucioles s'éteignirent et disparurent. Julie ne pouvait compter sur sa vue dans ce noir total. Elle palpa le cube, faisant appel à toutes les finesses de son sens du toucher. C'était lisse. C'était dur. C'était froid. Et ce n'était ni une pierre ni un éclat de rocher. Une poignée, une serrure… c'était un objet fabriqué par la main d'un homme.

Une petite valise de forme cubique.

À bout de fatigue, elle ressortit du tunnel. En haut, un aboiement joyeux lui apprit que son père l'avait retrouvée. Il était là, avec Achille et, d'une voix molle et lointaine, il clamait:

– Julie, tu es là, ma fille? Réponds, je t'en prie, fais-moi un signe!

5. UN SIGNE

De la tête, elle accomplit un mouvement en forme de triangle. La feuille de peuplier se déchire. La vieille fourmi rousse en attrape une autre et la déguste au bas de l'arbre, sans prendre le temps de la laisser fermenter. Si le repas n'a pas bon goût, au moins il est roboratif. De toute façon, elle n'apprécie pas spécialement les feuilles de peuplier, elle préfère la viande, mais comme elle n'a encore rien mangé depuis son évasion, ce n'est pas le moment de faire la difficile.

Le mets avalé, elle n'oublie pas de se nettoyer. Du bout de sa griffe, elle s'empare de sa longue antenne droite et la courbe en avant jusqu'à l'amener au niveau de ses labiales. Puis, sous ses mandibules, elle la dirige vers son tube buccal et elle suçote la tige pour la débarbouiller.

Ses deux antennes une fois enduites de la mousse de sa salive, elle les lisse dans la fente de la petite brosse placée sous ses tibias.

La vieille fourmi rousse fait jouer les articulations de son abdomen, de son thorax et de son cou jusqu'à leur point extrême de torsion. Avec ses griffes, elle décrasse ensuite les centaines de facettes de ses yeux. Les fourmis ne disposent pas de paupières pour protéger et humidifier leurs yeux; si elles ne pensent pas à récurer en permanence leurs lentilles oculaires, au bout d'un moment elles ne distinguent plus que des images floues.

Plus ses facettes retrouvent leur propreté, mieux elle voit ce qui se trouve face à elle. Tiens, il y a quelque chose. C'est grand, c'est même immense, c'est plein de piquants, ça bouge.

Attention, danger: un hérisson énorme sort d'une caverne!

Détaler, et vite. Le hérisson, boule imposante recouverte de dards acérés, la charge, gueule béante.

6. RENCONTRE AVEC QUELQU'UN D'ÉTONNANT

Des piqûres, elle en avait par tout le corps. Instinctivement, elle nettoya d'un peu de sa salive ses plaies les plus profondes. En clopinant, elle porta la valise cubique jusqu'à sa chambre. Un instant, elle s'assit sur son lit. Au-dessus, sur le mur, s'étalaient de gauche à droite des posters de la Callas, Che Guevara, les Doors et Attila le Hun.

Julie se releva péniblement pour se rendre dans la salle de bains. Elle prit une douche très chaude et se frotta vigoureusement de son savon parfumé à la lavande. Ensuite, elle se drapa dans une grande serviette, glissa ses pieds dans des babouches d'épongé et entreprit de débarrasser ses vêtements noirs des amas de terre beige qui les souillaient.

Impossible de remettre ses souliers. Son talon blessé avait doublé de volume. Elle chercha au fond d'un placard une vieille paire de sandalettes d'été dont les lanières présentaient le double avantage de ne pas appuyer sur son talon et de laisser ses orteils à l'air libre. Julie avait en effet des pieds petits mais très larges. Or, la vaste majorité des fabricants de chaussures n'imaginaient pour les femmes que des souliers aux formes étroites et allongées, ce qui avait le déplorable effet de multiplier les durillons douloureux.