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La fille brune aux yeux gris clair ouvrit la première page et lut.

7. ENCYCLOPEDIE

BONJOUR: Bonjour, lecteur inconnu.

Bonjour pour la troisième fois ou bonjour pour la crémière fois.

A vrai dire, que vous découvriez ce livre en premier ou en dernier n'a guère d'importance. Ce livre est une arme destinée à changer le monde. Non, ne souriez pas. C'est possible. Vous le pouvez. Il suffît que quelqu'un veuille vraiment quelque chose pour que cela se produise. Très peu de cause peut avoir beaucoup d'effet. On raconte que le battement d'une aile de papillon à Honolulu suffît à causer un typhon en Californie. Or, vous possédez un souffle plus important que celui provoqué par le battement d'une aile de papillon, n'est-ce pas?

Moi, je suis mort. Désolé, je ne pourrai vous aider qu'indirectement, par l'intermédiaire de ce livre. Ce que je vous propose, c'est de faire une révolution. Ou, plutôt, devrais-je dire, une «évolution». Car notre révolution n'a nul besoin d'être violente ou spectaculaire, comme les révolutions d'antan. Je la vois plutôt comme une révolution spirituelle. Une révolution de fourmis. Discrète. Sans violence. Des séries de petites touches qu'on pourrait croire insignifiantes mais qui, ajoutées les unes aux autres, finissent par renverser des montagnes. Je crois que les révolutions anciennes ont péché par impatience et par intolérance. Les utopistes n'ont raisonné qu'à court terme. Parce qu'ils voulaient à tout prix voir de leur vivant le fruit de leur travail. Il faut accepter de planter pour que d'autres récoltent ailleurs et plus tard.

Discutons-en ensemble. Tant que durera notre dialogue, libre à vous de m'écouter ou de ne pas m'écouter. (Vous avez déjà su écouter la serrure, c'est donc une preuve que vous savez écouter, n'est-ce pas?) Il est possible que je me trompe. Je ne suis pas un maître à penser, ni un gourou, ni qui que ce soit de sacré. Je suis un homme conscient que l'aventure humaine ne fait que commencer. Nous ne sommes que des hommes préhistoriques. Notre ignorance est sans limites et tout reste à inventer. Il y a tant à faire… Et vous êtes capable de tant de merveilles.

Je ne suis qu'une onde qui entre en interférence avec votre onde de lecteur. Ce qui est intéressant, c'est cette rencontre-interférence. Ainsi, pour chaque lecteur, ce livre sera différent. Un peu comme s'il était vivant et adaptait son sens conformément à votre culture, vos souvenirs, votre sensibilité de lecteur particulier.

Comment vais-je agir en tant que «livre»? Simplement en vous racontant de petites histoires simples sur les révolutions, les utopies, les comportements humains ou animaux. À vous de déduire des idées qui en découlent. À vous d'imaginer des réponses qui vous aideront dans votre cheminement personnel. Je n'ai, pour ma part, aucune vérité à vous proposer.

Si vous le voulez, ce livre deviendra vivant. Et j'espère qu'il sera pour vous un ami, un ami capable de vous aider à vous changer et à changer le monde. Maintenant, si vous êtes prêt et si vous le souhaitez, je vous propose d'accomplir tout de suite quelque chose d'important ensemble: tournons la page.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

8. SUR LE POINT D'EXPLOSER

Le pouce et l'index de sa main droite effleurèrent le coin de la page, le saisirent et s'apprêtaient à tourner le feuillet quand une voix retentit dans la cuisine.

«À table!» lançait sa mère.

Il n'était plus temps de lire.

À dix-neuf ans, Julie était une fille mince. Une chevelure noire, brillante, raide et soyeuse, tombait en rideau jusqu'à ses hanches. Sa peau claire, presque translucide, laissait apparaître parfois les veines bleuâtres à peine dissimulées aux mains et aux tempes. Ses yeux pâles étaient pourtant vifs et chauds. En amande, semblant receler une longue vie pleine de colères et toujours en mouvement, ils lui donnaient des allures de petit animal inquiet. Parfois ils se fixaient dans une direction précise comme si un rayon de lumière transperçant allait en jaillir pour frapper ce qui aurait déplu à la jeune fille.

Julie s'estimait physiquement insignifiante. C'était pour cela qu'elle ne se regardait jamais dans une glace.

Jamais de parfum. Jamais de maquillage. Jamais de vernis à ongles. À quoi bon d'ailleurs, ses ongles, elle était toujours à les mordiller.

Aucun effort vestimentaire non plus. Elle cachait son corps sous des vêtements amples et sombres.

Son parcours scolaire était inégal. Jusqu'en terminale, elle avait été en avance d'une classe et ses professeurs s'étaient félicités de son niveau intellectuel et de sa maturité d'esprit. Mais, depuis trois ans, rien n'allait plus. À dix-sept ans, elle avait échoué à son baccalauréat. De nouveau à dix-huit. Et à dix-neuf, elle s'apprêtait à repasser pour la troisième fois cet examen alors que ses notes en classe étaient plus médiocres que jamais.

Sa dégringolade scolaire avait coïncidé avec un événement: la mort de son professeur de chant, un vieil homme sourd et tyrannique qui enseignait avec des méthodes originales l'art vocal.

Il s'appelait Yankélévitch, il était convaincu que Julie possédait un don et qu'elle devait le travailler.

Il lui avait appris à maîtriser le soufflet de son ventre, le soufflet de ses poumons, son diaphragme et jusqu'à la position du cou et des épaules. Tout influençait la qualité du chant.

Entre ses mains, elle avait parfois le sentiment d'être une cornemuse qu'un maître de musique s'acharnerait à rendre parfaite. A présent, elle savait harmoniser ses battements de cœur avec les gonflements de ses poumons.

Yankélévitch n'avait pas omis non plus le travail du masque. Il lui avait enseigné comment modifier les formes de son visage et de sa bouche pour parfaire l'instrument de son corps.

L'élève et le maître s'étaient complétés à merveille. Même sourd, rien qu'en observant les mouvements de sa bouche et en posant sa main sur son ventre, le professeur chenu pouvait reconnaître la qualité des sons qu'émettait la jeune fille. Les vibrations de sa voix résonnaient dans tous ses os.

– Je suis sourd? Et alors! Beethoven l'était aussi et ça ne l'a pas empêché de faire du bon boulot, proférait-il souvent.

Il avait appris à Julie que le chant disposait d'un pouvoir qui allait bien au-delà de la simple création d'une beauté auditive. Il lui avait appris à moduler ses émotions pour venir à bout du stress, à oublier ses peurs par la seule aide de sa voix. Il lui avait appris à écouter les chants des oiseaux pour qu'eux aussi participent à sa formation.

Quand Julie chantait, une colonne d'énergie jaillissait tel un arbre depuis son ventre, et c'était pour elle une sensation parfois proche de l'extase.

Le professeur ne se résignait pas à être sourd. Il se tenait informé des nouvelles méthodes de guérison. Un jour, un jeune chirurgien particulièrement adroit réussit à lui implanter sous le crâne une prothèse électronique qui vint totalement à bout de son handicap.

Dès lors, le vieux professeur de chant perçut les bruits du monde tels qu'ils étaient. Les vrais sons. Les vraies musiques. Yankélévitch entendit les voix des gens et le hit-parade à la radio. Il entendit les avertisseurs des voitures et les aboiements des chiens, le ruissellement de la pluie et le murmure des ruisseaux, le claquement des pas et le grincement des portes. Il entendit les éternuements et les rires, les soupirs et les sanglots. Il entendit partout en ville des téléviseurs perpétuellement allumés.

Le jour de sa guérison, qui aurait dû être un jour de bonheur, en fut un de désespoir. Le vieux professeur de chant constata que les vrais sons ne ressemblaient en rien à ceux qu'il avait imaginés. Tout n'était que tintamarre et cacophonie, tout était violent, criard, inaudible. Le monde n'était pas rempli de musiques mais de bruits discordants. Le vieil homme n'avait pu supporter si forte déception. Il s'était inventé un suicide conforme à ses idéaux. Il avait grimpé jusque sous la cloche de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Sous le battant, il avait placé sa tête. À midi pile, il était mort, emporté par l'énergie terrible des douze vibrations monumentales et musicalement parfaites.