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"Je ne vous parle pas d'un moyen plus vulgaire de les reconnaître. Au point où j'en suis de mes travaux philosophiques, l'argent n'est pour moi qu'une bagatelle.

Quand M. d'Astarac en fut à cet endroit de son discours, mon bon maître l'interrompit:

—Monsieur, dit-il, je ne vous cèlerai point que cet argent, qui vous semble une bagatelle, est pour moi un cuisant souci, car j'ai éprouvé qu'il était malaisé d'en gagner en demeurant honnête homme, ou même différemment. Je vous serai donc reconnaissant des assurances que vous voudrez bien me donner à ce sujet.

M. d'Astarac, d'un geste qui semblait écarter quelque objet invisible, rassura M. Jérôme Coignard. Pour moi, curieux de tout ce que je voyais, je ne souhaitais que d'entrer dans ma nouvelle vie.

A l'appel du maître, le vieux serviteur, qui nous avait ouvert la porte, parut dans le cabinet.

—Messieurs, reprit notre hôte, je vous donne votre liberté jusqu'au dîner de midi. Je vous serais fort obligé cependant de monter dans les chambres que je vous ai fait préparer et de me dire s'il n'y manque rien. Criton vous conduira.

Après s'être assuré que nous le suivions, le silencieux Criton sortit et commença de monter l'escalier. Il le gravit jusqu'aux combles. Puis, ayant fait quelques pas dans un long couloir, il nous désigna deux chambres très propres où brillait un bon feu. Je n'aurais jamais cru qu'un château aussi délabré au dehors, et qui ne laissait voir sur sa façade que des murs lézardés et des fenêtres borgnes, fût aussi habitable dans quelques-unes de ses parties. Mon premier soin fut de me reconnaître. Nos chambres donnaient sur les champs, et la vue, répandue sur les pentes marécageuses de la Seine, s'étendait jusqu'au Calvaire du mont Valérien. En donnant un regard à nos meubles, je vis, étendu sur le lit, un habit gris, une culotte assortie, un chapeau et une épée. Sur le tapis, des souliers à boucles se tenaient gentiment accouplés, les talons réunis et les pointes séparées, comme s'ils eussent d'eux-mêmes le sentiment du beau maintien.

J'en augurai favorablement de la libéralité de notre maître. Pour lui faire honneur, je donnai grand soin à ma toilette et je répandis abondamment sur mes cheveux de la poudre dont j'avais trouvé une boîte pleine sur une petite table. Je découvris à propos, dans un tiroir de la commode, une chemise de dentelle et des bas blancs.

Ayant vêtu chemise, bas, culotte, veste, habit, je me mis à tourner dans ma chambre, le chapeau sous le bras, la main sur la garde de mon épée, me penchant, à chaque instant, sur mon miroir et regrettant que Catherine la dentellière ne pût me voir en si galant équipage.

Je faisais depuis quelque temps ce manège, quand M. Jérôme Coignard entra dans ma chambre avec un rabat neuf et un petit collet fort respectable.

—Tournebroche, s'écria-t-il, est-ce vous, mon fils? N'oubliez jamais que vous devez ces beaux habits au savoir que je vous ai donné. Ils conviennent à un humaniste comme vous, car humanités veut dire élégances. Mais regardez-moi, je vous prie, et dites si j'ai bon air. Je me sens fort honnête homme dans cet habit. Ce M. d'Astarac semble assez magnifique. Il est dommage qu'il soit fou. Mais il est sage du moins par un endroit, puisqu'il nomme son valet Criton, c'est-à-dire le juge. Et il est bien vrai que nos valets sont les témoins de toutes nos actions. Ils en sont parfois les guides. Quand milord Verulam, chancelier d'Angleterre dont je goûte peu la philosophie, mais qui était savant homme, entra dans la grand'chambre pour y être jugé, ses laquais, vêtus avec une richesse qui faisait juger du faste avec lequel le chancelier gouvernait sa maison, se levèrent pour lui faire honneur. Mais le milord Verulam leur dit: "Asseyez-vous! Votre élévation fait mon abaissement." En effet, ces coquins l'avaient, par leur dépense, poussé à la ruine et contraint à des actes pour lesquels il était poursuivi comme concussionnaire. Tournebroche, mon fils, que l'exemple du milord Verulam, chancelier d'Angleterre et auteur du Novum organum, vous soit toujours présent. Mais, pour en revenir à ce seigneur d'Astarac, à qui nous sommes, c'est grand dommage qu'il soit sorcier, et adonné aux sciences maudites. Vous savez, mon fils, que je me pique de délicatesse en matière de foi. Il m'en coûte de servir un cabbaliste qui met nos saintes écritures cul par-dessus tête, sous prétexte de les mieux entendre ainsi. Toutefois, si comme son nom et son parler l'indiquent, c'est un gentilhomme gascon, nous n'avons rien à craindre. Un Gascon peut faire un pacte avec le diable; soyez sûr que c'est le diable qui sera dupé.

La cloche du déjeuner interrompit nos propos.

—Tournebroche, mon fils, me dit mon bon maître en descendant les escaliers, songez, pendant le repas, à suivre tous mes mouvements, afin de les imiter. Ayant mangé à la troisième table de M. l'évêque de Séez, je sais comment m'y prendre. C'est un art difficile. Il est plus malaisé de manger comme un gentilhomme que de parler comme lui.

Nous trouvâmes dans la salle à manger une table de trois couverts où M. d'Astarac nous fit prendre place.

Criton, qui faisait office de maître d'hôtel, servit des gelées, des coulis et des purées douze fois passées au tamis. Nous ne vîmes point venir le rôti. Bien que nous fûmes, mon bon maître et moi, très attentifs à cacher notre surprise, M. d'Astarac la devina et nous dit:

—Messieurs, ceci n'est qu'un essai et, pour peu qu'il vous semble malheureux, je ne m'y entêterai point. Je vous ferai servir des mets plus ordinaires, et je ne dédaignerai pas moi-même d'y toucher. Si les plats que je vous offre aujourd'hui sont mal préparés, c'est moins la faute de mon cuisinier que celle de la chimie, qui est encore dans l'enfance. Ceci peut toutefois vous donner quelque idée de ce qui sera à l'avenir. Pour le présent, les hommes mangent sans philosophie. Ils ne se nourrissent point comme des êtres raisonnables. Ils n'y songent même pas. Mais à quoi songent-ils? Ils vivent presque tous dans la stupidité, et ceux mêmes qui sont capables de réflexion occupent leur esprit à des sottises, telles que la controverse ou la poétique. Considérez, messieurs, les hommes dans leurs repas depuis les temps reculés où ils cessèrent tout commerce avec les Sylphes et les Salamandres. Abandonnés par les Génies de l'air, ils s'appesantirent dans l'ignorance et dans la barbarie. Sans police et sans art, ils vivaient nus et misérables dans les cavernes, au bord des torrents, ou dans les arbres des forêts. La chasse était leur unique industrie. Quand ils avaient surpris ou gagné de vitesse un animal timide, ils dévoraient cette proie encore palpitante.

"Ils mangeaient aussi la chair de leurs compagnons et de leurs parents infirmes, et les premières sépultures des humains furent des tombeaux vivants, des entrailles affamées et sourdes. Après de longs siècles farouches, un homme divin parut, que les Grecs ont nommé Prométhée. Il n'est point douteux que ce sage n'ait eu commerce, dans les asiles des Nymphes, avec le peuple des Salamandres. Il apprit d'elles et enseigna aux malheureux mortels l'art de produire et de conserver le feu. Parmi les avantages innombrables que les hommes tirèrent de ce présent céleste, un des plus heureux fut de pouvoir cuire les aliments et de les rendre par ce traitement plus légers et plus subtils. Et c'est en grande partie par l'effet d'une nourriture soumise à l'action de la flamme, que les humains devinrent lentement et par degrés intelligents, industrieux, méditatifs, aptes à cultiver les arts et les sciences. Mais ce n'était là qu'un premier pas, et il est affligeant de penser que tant de millions d'années se sont écoulées sans qu'on en ait fait un second. Depuis le temps où nos ancêtres cuisaient des quartiers d'ours sur un feu de broussailles, à l'abri d'un rocher, nous n'avons point accompli de véritable progrès en cuisine. Car sûrement vous ne comptez pour rien, messieurs, les inventions de Lucullus et cette tourte épaisse à laquelle Vitellius donnait le nom de bouclier de Minerve, non plus que nos rôtis, nos pâtés, nos daubes, nos viandes farcies, et toutes ces fricassées qui se ressentent de l'ancienne barbarie.