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Vers deux heures il commença de râler; le souffle rauque et précipité qui sortait de sa poitrine était assez fort pour qu'on l'entendît au loin, dans la rue du village, et j'en avais les oreilles si pleines que je crus l'ouïr encore pendant les jours qui suivirent ce malheureux jour. A l'aube, il fit de la main un signe que nous ne pûmes comprendre et poussa un grand soupir. Ce fut le dernier. Son visage prit, dans la mort, une majesté digne du génie qui l'avait animé et dont la perte ne sera jamais réparée.

M. le curé de Vallars fit à M. Jérôme Coignard des obsèques solennelles. Il chanta la messe funèbre et donna l'absoute.

Mon bon maître fut porté dans le cimetière attenant à l'église. Et M. d'Anquetil donna à souper chez Gaulard à tous les gens qui avaient assisté à la cérémonie. On y but du vin nouveau, et l'on y chanta des chansons bourguignonnes.

Le lendemain j'allai avec M. d'Anquetil remercier M. le curé de ses soins pieux.

—Ah! dit le saint homme, ce prêtre nous a donné une grande consolation par sa fin édifiante. J'ai vu peu de chrétiens mourir dans de si admirables sentiments, et il conviendrait d'en fixer le souvenir sur sa tombe en une belle inscription. Vous êtes tous deux, messieurs, assez instruits pour y réussir, et je m'engage à faire graver sur une grande pierre blanche l'épitaphe de ce défunt, dans la manière et dans l'ordre que vous l'aurez composée. Mais souvenez-vous, en faisant parler la pierre, de ne lui faire proclamer que les louanges de Dieu.

Je le priai de croire que j'y mettrais tout mon zèle, et M. d'Anquetil promit, pour sa part, de donner à la chose un tour galant et gracieux.

—J'y veux, dit-il, m'essayer au vers français, en me guidant sur ceux de M. Chapelle.

—A la bonne heure! dit M. le curé. Mais n'êtes-vous pas curieux de voir mon pressoir? Le vin sera bon cette année, et j'en ai récolté en suffisante quantité pour mon usage et pour celui de ma servante. Hélas! sans les fleurebers, nous en aurions bien davantage.

Après souper, M. d'Anquetil demanda l'écritoire et commença de composer des vers français. Puis, impatienté, il jeta en l'air la plume, l'encre et le papier.

—Tournebroche, me dit-il, je n'ai fait que deux vers, et encore ne suis-je pas assuré qu'ils sont bons: les voici tels que je les ai trouvés.

Ci-dessous gît monsieur Coignard. Il faut bien mourir tôt ou tard.

Je lui répondis qu'ils avaient cela de bon de n'en point vouloir un troisième.

Et je passai la nuit à tourner une épitaphe latine en la manière que voici:

D. O. M. HIC JACET IN SPE BEATÆ ÆTERNITATIS DOMINUS HIERONYMUS
COIGNARD PRESBYTER QUONDAM IN BELLOVACENSI COLLEGIO
ELOQUENTIÆ MAGISTER ELOQUENTISSIMUS SAGIENSIS EPISCOPI
BIBLIOTHECARIUS SOLERTISSIMUS ZOZIMI PANOPOLITANI
INGENIOSISSIMUS TRANSLATOR
OPERE TAMEN IMMATURATA MORTE INTERCEPTO PERIIT ENIM CUM
LUGDUNUM PETERET JUDEA MANU NEFANDISSIMA ID EST A NEPOTE
CHRISTI CARNIFICUM IN VIA TRUCIDATUS ANNO ÆT LII° COMITATE FUIT
OPTIMA DOCTISSIMO CONVITU INGENIO SUBLIMI FACETIIS JUCUNDUS
SENTENTIIS PLENUS DONORUM DEI LAUDATOR FIDE DEVOTISSIMA PER
MULTAS TEMPESTATES CONSTANTER MUNITUS HUMILITATE SANCTISSIMA
ORNATUS SALUTI SUÆ MAGIS INTENTUS QUAM VANO ET FALLACI
HOMINUM JUDICIO SIC HONORIBUS MUNDANIS NUNQUAM QUÆSITIS SIBI
GLORIAM SEMPITERNAM MERUIT

Ce qui revient à dire en français:

ICI REPOSE,
dans l'espoir de la bienheureuse éternité,
MESSIRE JÉRÔME COIGNARD,
prêtre,
autrefois très éloquent professeur d'éloquence
au Collège de Beauvais,
très zélé bibliothécaire de l'évêque de Séez,
auteur d'une belle traduction de Zozime le Panopolitain,
qu'il laissa malheureusement inachevée
quand survint sa mort prématurée.
Il fut frappé sur la route de Lyon,
dans la 52e année de son âge,
par la main très scélérate d'un juif,
et périt ainsi victime d'un neveu des bourreaux
de Jésus-Christ.
Il était d'un commerce agréable,
d'un docte entretien,
d'un génie élevé,
abondait en riants propos et en belles maximes,
et louait Dieu dans ses oeuvres.
Il garda à travers les orages de la vie
une foi inébranlable.
Dans son humilité vraiment chrétienne,
Plus attentif au salut de son âme
qu'à la vaine et trompeuse opinion des hommes,
c'est en vivant sans honneurs en ce monde,
qu'il s'achemina vers la gloire éternelle.

Trois jours après que mon bon maître eut rendu l'âme, M. d'Anquetil décida de se remettre en route. La voiture était réparée. Il donna l'ordre aux postillons d'être prêts pour le lendemain matin. Sa compagnie ne m'avait jamais été agréable. Dans l'état de tristesse où j'étais, elle me devenait odieuse. Je ne pouvais supporter l'idée de le suivre avec Jahel. Je résolus de chercher un emploi à Tournus ou à Mâcon et d'y vivre caché jusqu'à ce que, l'orage étant apaisé, il me fût possible de retourner à Paris, où je savais que mes parents me recevraient les bras ouverts. Je fis part de ce dessein à M. d'Anquetil, et m'excusai de ne le point accompagner plus avant. Il s'efforça d'abord de me retenir, avec une bonne grâce à laquelle il ne m'avait guère préparé, puis il m'accorda volontiers mon congé. Jahel y eut plus de peine; mais, étant naturellement raisonnable, elle entra dans les raisons que j'avais de la quitter.

La nuit qui précéda mon départ, tandis que M. d'Anquetil buvait et jouait aux cartes avec le chirurgien-barbier, nous allâmes sur la place, Jahel et moi, pour respirer l'air. Il était embaumé d'herbes et plein du chant des grillons.

—La belle nuit! dis-je à Jahel. L'année n'en aura plus guère de semblables; et peut-être, de ma vie, n'en reverrai-je point de si douce.

Le cimetière fleuri du village étendait devant nous ses immobiles vagues de gazon, et le clair de la lune blanchissait les tombes éparses sur l'herbe noire. La pensée nous vint, à tous deux en même temps d'aller dire adieu à notre ami. La place où il reposait était marquée par une croix semée de larmes, dont le pied plongeait dans la terre molle. La pierre qui devait recevoir l'épitaphe n'y avait point encore été posée. Nous nous assîmes tout auprès, dans l'herbe, et là, par un insensible et naturel penchant, nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre, sans craindre d'offenser par nos baisers la mémoire d'un ami que sa profonde sagesse rendait indulgent aux faiblesses humaines.

Tout à coup Jahel me dit dans l'oreille, où elle avait précisément sa bouche:

—Je vois M. d'Anquetil, qui, sur le mur du cimetière, regarde attentivement de notre côté.

—Nous peut-il voir dans cette ombre? demandai-je.

—Il voit sûrement mes jupons blancs, répondit-elle. C'est assez, je pense, pour lui donner envie d'en voir davantage.

Je songeais déjà à tirer l'épée et j'étais fort décidé à défendre deux existences qui, dans ce moment, étaient encore, peu s'en faut, confondues. Le calme de Jahel m'étonnait; rien, dans ses mouvements ni dans sa voix, ne trahissait la peur.