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—Surtout en légitime mariage, répondit le philosophe.

—Hélas! demanda encore mon père, que reste-t-il donc à vos pauvres sages, quand ils sont d'humeur à rire un peu?

Le philosophe dit:

—Il leur reste les Salamandres.

A ces mots, frère Ange leva de dessus son assiette un nez épouvanté.

—Ne parlez pas ainsi, mon bon monsieur, murmura-t-il; au nom de tous les saints de mon ordre, ne parlez pas ainsi! Et ne perdez point de vue que la Salamandre n'est autre que le diable, qui revêt, comme on sait, les formes les plus diverses, tantôt agréables, quand il parvient à déguiser sa laideur naturelle, tantôt hideuses, s'il laisse voir sa vraie constitution.

—Prenez garde à votre tour, frère Ange, répondit le philosophe; et puisque vous craignez le diable, ne le fâchez pas trop et ne l'excitez pas contre vous par des propos inconsidérés. Vous savez que le vieil Adversaire, que le grand Contradicteur garde, dans le monde spirituel, une telle puissance, que Dieu même compte avec lui. Je dirai plus: Dieu, qui le craignait, en a fait son homme d'affaires. Méfiez-vous, petit frère; ils s'entendent.

En écoutant ce discours, le pauvre capucin crut ouïr et voir le diable en personne, à qui l'inconnu ressemblait précisément par ses yeux de feu, son nez crochu, son teint noir et toute sa longue et maigre personne. Son âme, déjà étonnée, acheva de s'abîmer dans une sainte terreur. Sentant sur lui la griffe du Malin, il se mit à trembler de tous ses membres, coula dans sa poche ce qu'il put ramasser de bons morceaux, se leva tout doucement et gagna la porte à reculons, en marmonnant des exorcismes.

Le philosophe n'y prit pas garde. Il tira de sa veste un petit livre couvert de parchemin racorni, qu'il tendit tout ouvert à mon bon maître et à moi. C'était un vieux texte grec, plein d'abréviations et de ligatures, et qui me fit tout d'abord l'effet d'un grimoire. Mais M. l'abbé Goignard ayant chaussé ses besicles et placé le livre à la bonne distance, commença de lire aisément ces caractères, plus semblables à des pelotons de fil à demi dévidés par un chat, qu'aux simples et tranquilles lettres de mon saint Jean-Chrysostôme où j'apprenais la langue de Platon et de l'Évangile. Quand il eut terminé sa lecture:

—Monsieur, dit-il, cet endroit s'entend de cette sorte: "Ceux qui sont instruits parmi les Égyptiens apprennent avant tout les lettres appelées épistolographiques, en second lieu l'hiératique, dont se servent les hiérogrammates, et enfin l'hiéroglyphique."

Puis, tirant ses besicles et les secouant d'un air de triomphe:

—Ah! ah! monsieur le philosophe, ajouta-t-il, on ne me prend pas sans vert. Ceci est tiré du cinquième livre des Stromates, dont l'auteur, Clément d'Alexandrie, n'est point inscrit au martyrologe, pour diverses raisons que S. S. Benoît XI a savamment déduites, et dont la principale est que ce Père errait souvent en matière de foi. Cette exclusion doit lui être médiocrement sensible, si l'on considère quel éloignement philosophique, durant sa vie, lui inspirait le martyre. Il y préférait l'exil et avait soin d'épargner un crime à ses persécuteurs, car c'était un fort honnête homme. Il écrivait avec élégance; son génie était vif, ses moeurs étaient pures, et même austères. Il avait un goût excessif pour les allégories et pour la laitue.

Le philosophe étendit le bras, qui, s'allongeant d'une manière prodigieuse, autant du moins qu'il me parut, traversa toute la table pour reprendre le livre des mains de mon savant maître.

—Il suffit, dit-il en remettant les Stromates dans sa poche. Je vois, monsieur l'abbé, que vous entendez le grec. Vous avez assez bien rendu ce passage, du moins quant au sens vulgaire et littéral. Je veux faire votre fortune et celle de votre élève. Je vous emploierai tous deux à traduire, dans ma maison, des textes grecs que j'ai reçus d'Égypte.

Et se tournant vers mon père:

—Je pense, monsieur le rôtisseur, que vous consentirez à me donner votre fils pour que j'en fasse un savant et un homme de bien. S'il en coûte trop à votre amour paternel de me l'abandonner tout à fait, j'entretiendrai de mes deniers un marmiton pour le remplacer dans votre rôtisserie.

—Puisque votre Seigneurie l'entend ainsi, répondit mon père, je ne l'empêcherai point de faire du bien à mon fils.

—A condition, dit ma mère, que ce ne soit point aux dépens de son âme. Il faut me jurer, monsieur, que vous êtes bon chrétien.

—Barbe, lui dit mon père, vous êtes une sainte et digne femme, mais vous m'obligez à faire des excuses à ce seigneur sur votre impolitesse, qui provient moins, à la vérité, de votre naturel qui est bon que de votre éducation négligée.

—Laissez parler cette bonne femme, dit le philosophe, et qu'elle se tranquillise, je suis un homme très religieux.

—Voilà qui est bon! dit ma mère. Il faut adorer le saint nom de Dieu.

—J'adore tous ses noms, ma bonne dame, car il en a plusieurs. Il se nomme Adonaï, Tetragrammaton, Jehovah, Otheos, Athanatos et Schyros. Et il a beaucoup d'autres noms encore.

—Je n'en savais rien, dit ma mère. Mais ce que vous en dites, monsieur, ne me surprend pas; car j'ai remarqué que les personnes de condition portaient beaucoup plus de noms que les gens du commun. Je suis native d'Auneau, proche la ville de Chartres, et j'étais bien petite quand le seigneur du village vint à trépasser de ce monde à l'autre; or je me souviens très bien que, lorsque le héraut cria le décès du défunt seigneur, il lui donna autant de noms, peu s'en faut, qu'il s'en trouve dans les litanies des saints. Je crois volontiers que Dieu a plus de noms que le seigneur d'Auneau, puisqu'il est d'une condition encore plus haute. Les gens instruits sont bien heureux de les savoir tous. Et, si vous avancez mon fils Jacques dans cette connaissance, je vous en aurai, monsieur, beaucoup d'obligation.

—C'est donc une affaire entendue, dit le philosophe. Et vous, monsieur l'abbé, il ne vous déplaira pas sans doute de traduire du grec; moyennant salaire, s'entend.

Mon bon maître qui rassemblait depuis quelques moments les rares esprits de sa cervelle qui n'étaient point déjà mêlés désespérément aux fumées des vins, remplit son gobelet, se leva et dit:

—Monsieur le philosophe, j'accepte de grand coeur vos offres généreuses. Vous êtes un mortel magnifique; je m'honore, monsieur, d'être à vous. Il y a deux meubles que je tiens en haute estime, c'est le lit et la table. La table qui, tour à tour chargée de doctes livres et de mets succulents, sert de support à la nourriture du corps et à celle de l'esprit; le lit, propice au doux repos comme au cruel amour. C'est assurément un homme divin qui donna aux fils de Deucalion le lit et la table. Si je trouve chez vous, monsieur, ces deux meubles précieux, je poursuivrai votre nom, comme celui de mon bienfaiteur, d'une louange immortelle et je vous célébrerai dans des vers grecs et latins de mètres divers.

Il dit, et but un grand coup de vin.

—Voilà donc qui est bien, reprit le philosophe. Je vous attends tous deux demain matin chez moi. Vous suivrez la route de Saint-Germain jusqu'à la croix des Sablons. Du pied de cette croix vous compterez cent pas en allant vers l'Occident et vous trouverez une petite porte verte dans un mur de jardin. Vous soulèverez le marteau qui est formé d'une figure voilée tenant un doigt sur la bouche. Au vieillard qui vous ouvrira cette porte vous demanderez M. d'Astarac.

—Mon fils, me dit mon bon maître, en me tirant par la manche, rangez tout cela dans votre mémoire, mettez-y croix, marteau et le reste, afin que nous puissions trouver demain cette porte fortunée. Et vous, monsieur le Mécène…

Mais le philosophe était déjà parti sans que personne l'eût vu sortir.

Le lendemain, nous cheminions de bonne heure, mon maître et moi, sur la route de Saint-Germain. La neige qui couvrait la terre, sous la lumière rousse du ciel, rendait l'air muet et sourd. La route était déserte. Nous marchions dans de larges sillons de roues, entre des murs de potagers, des palissades chancelantes et des maisons basses dont les fenêtres nous regardaient d'un oeil louche. Puis, ayant laissé derrière nous deux ou trois masures de terre et de paille à demi écroulées, nous vîmes, au milieu d'une plaine désolée, la croix des Sablons. A cinquante pas au delà commençait un parc très vaste, clos par un mur en ruines. Ce mur était percé d'une petite porte verte dont le marteau représentait une figure horrible, un doigt sur la bouche. Nous la reconnûmes facilement pour celle que le philosophe nous avait décrite et nous soulevâmes le marteau.