– Non, non, nourrice, je ne dormirai plus. Appelle mes gens, je veux travailler ce matin.
Quand Charles parlait ainsi, il fallait obéir; et la nourrice elle-même, malgré les privilèges que son royal nourrisson lui avait conservés, n’osait aller contre ses commandements. On fit venir ceux que le roi demandait, et la séance fut fixée, non pas au lendemain, c’était chose impossible, mais à cinq jours de là.
Cependant à l’heure convenue, c’est-à-dire à cinq heures, la reine mère et le duc d’Anjou se rendaient chez René, lequel, prévenu, comme on le sait, de cette visite, avait tout préparé pour la séance mystérieuse.
Dans la chambre à droite, c’est-à-dire dans la chambre aux sacrifices, rougissait, sur un réchaud ardent, une lame d’acier destinée à représenter, par ses capricieuses arabesques, les événements de la destinée sur laquelle on consultait l’oracle; sur l’autel était préparé le livre des sorts, et pendant la nuit, qui avait été fort claire, René avait pu étudier la marche et l’attitude des constellations.
Henri d’Anjou entra le premier; il avait de faux cheveux; un masque couvrait sa figure et un grand manteau de nuit déguisait sa taille. Sa mère vint ensuite; et si elle n’eût pas su d’avance que c’était son fils qui l’attendait là, elle-même n’eût pu le reconnaître. Catherine ôta son masque; le duc d’Anjou, au contraire, garda le sien.
– As-tu fait cette nuit tes observations? demanda Catherine.
– Oui, madame, dit-il; et la réponse des astres m’a déjà appris le passé. Celui pour qui vous m’interrogez a, comme toutes les personnes nées sous le signe de l’écrevisse, le cœur ardent et d’une fierté sans exemple. Il est puissant; il a vécu près d’un quart de siècle; il a jusqu’à présent obtenu du ciel gloire et richesse. Est-ce cela, madame?
– Peut-être, dit Catherine.
– Avez-vous les cheveux et le sang?
– Les voici.
Et Catherine remit au nécromancien une boucle de cheveux d’un blond fauve et une petite fiole de sang.
René prit la fiole, la secoua pour bien réunir la fibrine et la sérosité, et laissa tomber sur la lame rougie une large goutte de cette chair coulante, qui bouillonna à l’instant même et s’extravasa bientôt en dessins fantastiques.
– Oh! madame, s’écria René, je le vois se tordre en d’atroces douleurs. Entendez-vous comme il gémit, comme il crie à l’aide! Voyez-vous comme tout devient sang autour de lui? Voyez-vous comme, enfin, autour de son lit de mort s’apprêtent de grands combats? Tenez, voici les lances; tenez, voici les épées.
– Sera-ce long? demanda Catherine palpitante d’une émotion indicible et arrêtant la main de Henri d’Anjou, qui, dans son avide curiosité, se penchait au-dessus du brasier.
René s’approcha de l’autel et répéta une prière cabalistique, mettant à cette action un feu et une conviction qui gonflaient les veines de ses tempes et lui donnaient ces convulsions prophétiques et ces tressaillements nerveux qui prenaient les pythies antiques sur le trépied et les poursuivaient jusque sur leur lit de mort.
Enfin il se releva et annonça que tout était prêt, prit d’une main le flacon encore aux trois quarts plein, et de l’autre la boucle de cheveux; puis commandant à Catherine d’ouvrir le livre au hasard et de laisser tomber sa vue sur le premier endroit venu, il versa sur la lame d’acier tout le sang, et jeta dans le brasier tous les cheveux, en prononçant une phrase cabalistique composée de mots hébreux auxquels il n’entendait rien lui-même.
Aussitôt le duc d’Anjou et Catherine virent s’étendre sur cette lame une figure blanche comme celle d’un cadavre enveloppé de son suaire.
Une autre figure, qui semblait celle d’une femme, était inclinée sur la première.
En même temps les cheveux s’enflammèrent en donnant un seul jet de feu, clair, rapide, dardé comme une langue rouge.
– Un an! s’écria René, un an à peine, et cet homme sera mort, et une femme pleurera seule sur lui. Mais non, là-bas, au bout de la lame, une autre femme encore, qui tient comme un enfant dans ses bras.
Catherine regarda son fils, et, toute mère qu’elle était, sembla lui demander quelles étaient ces deux femmes.
Mais René achevait à peine, que la plaque d’acier redevint blanche; tout s’y était graduellement effacé.
Alors Catherine ouvrit le livre au hasard, et lut, d’une voix dont, malgré toute sa force, elle ne pouvait cacher l’altération, le distique suivant:
Ains a peri cil que l’on redoutoit, Plus tôt, trop tôt, si prudence n’étoit.
Un profond silence régna quelque temps autour du brasier.
– Et pour celui que tu sais, demanda Catherine, quels sont les signes de ce mois?
– Florissant comme toujours, madame. À moins de vaincre le destin par une lutte de dieu à dieu, l’avenir est bien certainement à cet homme. Cependant…
– Cependant, quoi?
– Une des étoiles qui composent sa pléiade est restée pendant le temps de mes observations couverte d’un nuage noir.
– Ah! s’écria Catherine, un nuage noir… Il y aurait donc quelque espérance?
– De qui parlez-vous, madame? demanda le duc d’Anjou. Catherine emmena son fils loin de la lueur du brasier et lui parla à voix basse. Pendant ce temps René s’agenouillait, et à la clarté de la flamme, versant dans sa main une dernière goutte de sang demeurée au fond de la fiole:
– Bizarre contradiction, disait-il, et qui prouve combien peu sont solides les témoignages de la science simple que pratiquent les hommes vulgaires! Pour tout autre que moi, pour un médecin, pour un savant, pour maître Ambroise Paré lui-même, voilà un sang si pur, si fécond, si plein de mordant et de sucs animaux, qu’il promet de longues années au corps dont il est sorti; et cependant toute cette vigueur doit disparaître bientôt, toute cette vie doit s’éteindre avant un an!
Catherine et Henri d’Anjou s’étaient retournés et écoutaient. Les yeux du prince brillaient à travers son masque.
– Ah! continua René, c’est qu’aux savants ordinaires le présent seul appartient; tandis qu’à nous appartiennent le passé et l’avenir.
– Ainsi donc, continua Catherine, vous persistez à croire qu’il mourra avant une année?
– Aussi certainement que nous sommes ici trois personnes vivantes qui un jour reposeront à leur tour dans le cercueil.
– Cependant vous disiez que le sang était pur et fécond, vous disiez que ce sang promettait une longue vie?
– Oui, si les choses suivaient leur cours naturel. Mais n’est-il pas possible qu’un accident…
– Ah! oui, vous entendez, dit Catherine à Henri, un accident…
– Hélas! dit celui-ci, raison de plus pour demeurer.
– Oh! quant à cela, n’y songez plus, c’est chose impossible. Alors se retournant vers René:
– Merci, dit le jeune homme en déguisant le timbre de sa voix, merci; prends cette bourse.
– Venez, comte, dit Catherine, donnant à dessein à son fils un titre qui devait dérouter les conjectures de René. Et ils partirent.
– Oh! ma mère, vous voyez, dit Henri, un accident!… et si cet accident-là arrive, je ne serai point là; je serai à quatre cents lieues de vous…