– Vous pouvez entrer, mesdames, dit Caboche, tout le monde est couché dans la tour. Au même moment la lumière des deux meurtrières s’éteignit.
Les deux femmes, serrées l’une contre l’autre, passèrent sous la petite porte en ogive et foulèrent dans l’ombre une dalle humide et raboteuse. Elles aperçurent une lumière au fond d’un corridor tournant, et, guidées par le maître hideux du logis, elles se dirigèrent de ce côté. La porte se referma derrière elles.
Caboche, un flambeau de cire à la main, les introduisit dans une salle basse et enfumée. Au milieu de cette salle était une table dressée avec les restes d’un souper et trois couverts. Ces trois couverts étaient sans doute pour le bourreau, sa femme et son aide principal.
Dans l’endroit le plus apparent était cloué à la muraille un parchemin scellé du sceau du roi. C’était le brevet patibulaire.
Dans un coin était une grande épée, à poignée longue. C’était l’épée flamboyante de la justice.
Çà et là on voyait encore quelques images grossières représentant des saints martyrisés par tous les supplices.
Arrivé là, Caboche s’inclina profondément.
– Votre Majesté m’excusera, dit-il, si j’ai osé pénétrer dans le Louvre et vous amener ici. Mais c’était la volonté expresse et suprême du gentilhomme, de sorte que j’ai dû…
– Vous avez bien fait, maître, vous avez bien fait, dit Marguerite, et voici pour récompenser votre zèle.
Caboche regarda tristement la bourse gonflée d’or que Marguerite venait de déposer sur la table.
– De l’or! toujours de l’or! murmura-t-il. Hélas! madame, que ne puis-je moi-même racheter à prix d’or le sang que j’ai été obligé de répandre aujourd’hui!
– Maître, dit Marguerite avec une hésitation douloureuse et en regardant autour d’elle, maître, maître, nous faudrait-il encore aller ailleurs? je ne vois pas…
– Non, madame, non, ils sont ici; mais c’est un triste spectacle et que je pourrais vous épargner en vous apportant caché dans un manteau ce que vous venez chercher.
Marguerite et Henriette se regardèrent simultanément.
– Non, dit Marguerite, qui avait lu dans le regard de son amie la même résolution qu’elle venait de prendre, non; montrez-nous le chemin et nous vous suivrons.
Caboche prit le flambeau, ouvrit une porte de chêne qui donnait sur un escalier de quelques marches et qui s’enfonçait en plongeant sous la terre. Au même instant un courant d’air passa, faisant voler quelques étincelles de la torche et jetant au visage des princesses l’odeur nauséabonde de la moisissure et du sang.
Henriette s’appuya, blanche comme une statue d’albâtre, sur le bras de son amie à la marche plus assurée; mais au premier degré elle chancela.
– Oh! je ne pourrai jamais, dit-elle.
– Quand on aime bien, Henriette, répliqua la reine, on doit aimer jusque dans la mort.
C’était un spectacle horrible et touchant à la fois que celui que présentaient ces deux femmes resplendissantes de jeunesse, de beauté, de parure, se courbant sous la voûte ignoble et crayeuse, la plus faible s’appuyant à la plus forte, et la plus forte s’appuyant au bras du bourreau.
On arriva à la dernière marche. Au fond du caveau gisaient deux formes humaines recouvertes par un large drap de serge noire. Caboche leva un coin du voile, approcha son flambeau et dit:
– Regardez, madame la reine. Dans leurs habits noirs, les deux jeunes gens étaient couchés côte à côte avec l’effrayante symétrie de la mort. Leurs têtes, inclinées et rapprochées du tronc, semblaient séparées seulement au milieu du cou par un cercle de rouge vif. La mort n’avait pas désuni leurs mains, car, soit hasard, soit pieuse attention du bourreau, la main droite de La Mole reposait dans la main gauche de Coconnas.
Il y avait un regard d’amour sous les paupières de La Mole, il y avait un sourire de dédain sous celles de Coconnas.
Marguerite s’agenouilla près de son amant, et de ses mains éblouissantes de pierreries leva doucement cette tête qu’elle avait tant aimée.
Quant à la duchesse de Nevers, appuyée à la muraille, elle ne pouvait détacher son regard de ce pâle visage sur lequel tant de fois elle avait cherché la joie et l’amour.
– La Mole! cher La Mole! murmura Marguerite.
– Annibal! Annibal! s’écria la duchesse de Nevers, si fier, si brave, tu ne me réponds plus!… Et un torrent de larmes s’échappa de ses yeux.
Cette femme si dédaigneuse, si intrépide, si insolente dans le bonheur; cette femme qui poussait le scepticisme jusqu’au doute suprême, la passion jusqu’à la cruauté, cette femme n’avait jamais pensé à la mort.
Marguerite lui en donna l’exemple. Elle enferma dans un sac brodé de perles et parfumé des plus fines essences la tête de La Mole, plus belle encore puisqu’elle se rapprochait du velours et de l’or, et à laquelle une préparation particulière, employée à cette époque dans les embaumements royaux, devait conserver sa beauté. Henriette s’approcha à son tour, enveloppant la tête de Coconnas dans un pan de son manteau.
Et toutes deux, courbées sous leur douleur plus que sous leur fardeau, montèrent l’escalier avec un dernier regard pour les restes qu’elles laissaient à la merci du bourreau, dans ce sombre réduit des criminels vulgaires.
– Ne craignez rien, madame, dit Caboche, qui comprit ce regard, les gentilshommes seront ensevelis, enterrés saintement, je vous le jure.
– Et tu leur feras dire des messes avec ceci, dit Henriette arrachant de son cou un magnifique collier de rubis et le présentant au bourreau.
On revint au Louvre comme on en était sorti. Au guichet, la reine se fit reconnaître; au bas de son escalier particulier, elle descendit, rentra chez elle, déposa sa triste relique dans le cabinet de sa chambre à coucher, destiné dès ce moment à devenir un oratoire, laissa Henriette en garde de sa chambre, et plus pâle et plus belle que jamais, entra vers dix heures dans la grande salle du bal, la même où nous avons vu, il y a tantôt deux ans et demi, s’ouvrir le premier chapitre de notre histoire.
Tous les yeux se tournèrent vers elle, et elle supporta ce regard universel d’un air fier et presque joyeux. C’est qu’elle avait religieusement accompli le dernier vœu de son ami. Charles, en l’apercevant, traversa chancelant le flot doré qui l’entourait.
– Ma sœur, dit-il tout haut, je vous remercie. Puis tout bas:
– Prenez garde! dit-il, vous avez au bras une tache de sang…
– Ah! qu’importe, Sire, dit Marguerite, pourvu que j’aie le sourire sur les lèvres!