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Cette sotte inquiétude n'atteint point le grand-duc, sa présence fait avant tout l'impression d'un homme parfaitement bien élevé; s'il règne jamais, c'est par l'attrait inhérent à la grâce qu'il se fera obéir, ce n'est pas par la terreur, à moins que les nécessités attachées à la charge d'empereur de Russie ne changent son naturel en changeant sa position.

(Suite de la lettre précédente.)

Le lendemain 6 juin au soir.

J'ai revu le grand-duc héritier, je l'ai examiné plus longtemps, et de fort près; il avait quitté son uniforme qui le serre, et lui donne l'air gonflé; l'habit ordinaire lui va mieux, ce me semble: il a une tournure agréable, une démarche noble sans aucune roideur militaire, et l'espèce de grâce qui le distingue rappelle le charme particulier attaché à la race slave. Ce n'est pas la vivacité de passion des pays chauds, ce n'est pas non plus la froideur impassible des hommes du Nord; c'est un mélange de la simplicité, de la facilité méridionales et de la mélancolie scandinave. Les Slaves sont des Arabes blonds; le grand-duc est plus qu'à moitié allemand; mais en Mecklembourg ainsi que dans quelques parties du Holstein et de la Russie, il y a des Allemands slaves.

Le visage de ce prince, malgré sa jeunesse, n'a pas autant d'agrément que sa taille; son teint n'est plus frais[2]: on voit qu'il souffre, sa paupière s'abaisse sur le coin extérieur de l'œil avec une mélancolie qui trahit déjà les soucis d'un âge plus avancé, sa bouche gracieuse n'est pas sans douceur, son profil grec rappelle les médailles antiques ou les portraits de l'impératrice Catherine; mais à travers l'air de bonté que donnent presque toujours la beauté, la jeunesse et surtout le sang allemand, on ne peut s'empêcher de reconnaître ici une puissance de dissimulation qui fait peur dans un très-jeune homme. Ce trait est sans doute le sceau du destin, il me fait croire que ce prince est appelé à monter sur le trône. Il a le son de voix mélodieux, ce qui est rare dans sa famille; c'est un don qu'il a reçu, dit-on, de sa mère.

Il brille au milieu des jeunes gens de sa société, sans qu'on sache à quoi tient la distance qu'on remarque entre eux, si ce n'est à la grâce parfaite de sa personne. La grâce dénote toujours une aimable disposition d'esprit: il y a tant d'âme dans la démarche, dans l'expression de la physionomie, dans les attitudes d'un homme!… Celui-ci est à la fois imposant et agréable. Les Russes voyageurs m'avaient annoncé sa beauté comme un phénomène: sans cette exagération j'en aurais été plus frappé; d'ailleurs je me rappelais l'air romanesque, la figure d'archange de son père et de son oncle, le grand-duc Michel, en 1815, lorsqu'ils vinrent à Paris, où on les avait surnommés les aurores boréales: et je suis devenu sévère parce que j'avais été trompé. Tel qu'il est, le grand-duc de Russie me paraît encore un des plus beaux modèles de prince que j'aie jamais rencontré.

J'ai été frappé du peu d'élégance de ses voitures, du désordre de ses bagages et de la tenue négligée des gens de service qui l'accompagnent. Quand on compare ce cortége impérial à la magnifique simplicité des voitures anglaises, et au soin particulier que les domestiques anglais ont de toutes choses, on voit qu'il ne suffit pas de faire faire ses équipages chez des selliers de Londres, pour atteindre à la perfection matérielle qui assure la prépondérance de l'Angleterre dans un siècle positif comme le nôtre.

Hier j'ai été voir coucher le soleil sur le Rhin: c'est un grand spectacle. Ce que je trouve de plus beau dans ce pays, trop fameux pourtant, ce ne sont pas les bords du fleuve avec leurs ruines monotones, avec leurs vignobles arides, et qui, pour le plaisir des yeux, prennent trop de place dans le paysage; j'ai trouvé ailleurs des rives plus imposantes, plus variées, plus riantes; de plus belles forêts, une végétation plus forte, des sites plus pittoresques, plus étonnants; mais ce qui me paraît merveilleux, c'est le fleuve même, surtout contemplé du bord. Cette glace immense glissant d'un mouvement toujours égal à travers le pays qu'elle éclaire, reflète et vivifie, me révèle une puissance de création qui confond mon intelligence. En mesurant ce mouvement, je me compare au médecin interrogeant le pouls d'un homme pour connaître sa force: les fleuves sont les artères de notre planète, et devant cette manifestation de la vie universelle, je demeure frappé d'admiration; je me sens en présence de mon maître: je vois l'éternité, je crois, je touche à l'infini; il y a là un mystère sublime; dans la nature, ce que je ne comprends plus, je l'admire, et mon ignorance se réfugie dans l'adoration. Voilà pourquoi la science m'est moins nécessaire qu'aux esprits mécontents.

Nous mourons de chaud à la lettre: il y a bien des années que l'air toujours étouffant de la vallée d'Ems n'est monté à cette température; la nuit dernière, en revenant des bords du Rhin, j'ai vu dans les bois une pluie de mouches lumineuses; c'était mes chers luccioli d'Italie: je n'en avais jamais rencontré hors des pays chauds.

Je pars dans deux jours pour Berlin et Pétersbourg.

LETTRE DEUXIÈME.

Progrès de la civilisation matérielle en Allemagne.—Le protestantisme en Prusse.—La musique employée comme moyen d'éducation pour les paysans.—Le culte de l'art prépare l'âme au culte de Dieu.—La Prusse, auxiliaire de la Russie.—Rapport qui existe entre le caractère du peuple allemand et celui de Luther.—Le ministre de France en Prusse.—Correspondance de mon père, conservée dans les archives de la légation française à Berlin.—Mon père, à vingt-deux ans, nommé ministre de France près des cours de Brunswick et de Prusse en 1792.—M. de Ségur.—Le coup de couteau.—Indiscrétion de l'impératrice Catherine.—Autre anecdote curieuse et inconnue relative à la convention de Pilnitz.—Mon père remplace M. de Ségur.—Son succès dans cette cour.—On le presse d'abandonner la France.—Il y retourne malgré les dangers qu'il prévoit.—Il fait deux campagnes comme volontaire sous son père.—Lettres de M. de Nouilles alors ambassadeur de France à Vienne.—Ma mère.—Sa conduite pendant le procès du général Custino, son beau-père.—Elle l'accompagne au tribunal.—Danger qu'elle y court.—Le perron du palais de justice.—Comment elle échappe au massacre.—Les deux mères.—Mort du général.—Son courage religieux.—La Reine le remplace à la Conciergerie.—Souvenirs de Versailles au pied de l'échafaud.—Mon père publie une justification de la conduite du général.—On l'arrête.—Ma mère prépare l'évasion de son mari.—Dévouement de la fille du concierge.—Héroïsme du prisonnier.—Un journal.—Scène tragique dans la prison.—Mon père, martyr d'humanité.—Dernière entrevue dans une salle de la Conciergerie.—Incident bizarre.—Premières impressions de mon enfance.—Le gouverneur de mon père frappé d'apoplexie en lisant dans un journal la mort de son élève.

Berlin, ce 23 juin 1839.

On doit le dire à la honte de l'homme, il existe pour les peuples une béatitude toute matérielle: c'est celle dont jouit maintenant l'Allemagne et particulièrement la Prusse. Grâce à ses routes magnifiquement entretenues, à son système de douanes, à son excellente administration, ce pays, le berceau du protestantisme, nous devance aujourd'hui sur la route de la civilisation physique; c'est une espèce de religion sensuelle, qui a fait son Dieu de l'humanité. Il n'est que trop vrai que les gouvernements modernes favorisent ce matérialisme raffiné, dernière conséquence de la réformation religieuse du XVIe siècle. Réduisant leur action à exploiter le bonheur terrestre, ils semblent se proposer pour but unique de prouver au monde que l'idée divine n'est point nécessaire au bien-être d'une nation. Ce sont des vieillards qui se contentent de vivre[3].