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Néanmoins la sagesse et l'économie qui président à l'administration de ce pays, sont pour les Prussiens un juste sujet d'orgueil. Leurs écoles rurales sont dirigées consciencieusement et très-exactement surveillées. On emploie dans chaque village, la musique, comme moyen de civilisation et en même temps de divertissement pour le peuple: il n'y a pas une église qui ne possède un orgue, et dans chaque paroisse, le maître d'école sait la musique. Le dimanche, il enseigne le chant aux paysans qu'il accompagne sur l'orgue; ainsi, le moindre village peut entendre exécuter les chefs-d'œuvre de la vieille école religieuse italienne et allemande. Il n'est pas de morceau de chant ancien et sévère, qui soit écrit à plus de quatre parties: quel est le magister qui ne pourra trouver autour de lui, une basse, un ténor et deux enfants, premier et second dessus, pour chanter ces morceaux? Chaque maître d'école, en Prusse, est un Choron, un Wilhem champêtre[4]. Ce concert rural entretient le goût de la musique, balance l'attrait du cabaret et prépare l'imagination des peuples à recevoir l'enseignement religieux. Celui-ci est dégénéré chez les protestants en un cours de morale pratique: mais le temps n'est pas loin où la religion reprendra ses droits; la créature douée d'immortalité ne se contentera pas toujours de l'empire de la terre, et les populations les plus aptes à goûter les plaisirs de l'art, seront aussi les premières à comprendre les nouvelles preuves des révélations du ciel. Il est donc juste de convenir que le gouvernement prussien prépare dignement ses sujets à jouer un rôle dans la rénovation religieuse qui s'avance, et qui déjà s'annonce au monde par des signes irrécusables.

La Prusse sentira bientôt l'insuffisance de ses philosophies pour donner la paix aux âmes. En attendant ce glorieux avenir, la ville de Berlin appartient aujourd'hui au pays le moins philosophique du monde, à la Russie; et cependant les peuples de l'Allemagne, séduits par une administration habile, tournent leurs regards vers la Prusse. Ils croient que c'est de ce côté que leur viendront les institutions libérales que beaucoup d'hommes confondent encore avec les conquêtes de l'industrie, comme si luxe et liberté, richesse et indépendance étaient synonymes!

Le défaut capital du peuple allemand, personnifié dans Luther, c'est le penchant aux jouissances physiques de notre temps, rien ne combat ce penchant et tout contribue à l'accroître. Ainsi, sacrifiant sa liberté, son indépendance à l'aride espoir d'un bien-être tout matériel, la nation allemande, enchaînée par une politique de sensualité et par une religion de raisonnement, manque à ses devoirs envers elle-même et envers le monde. Chaque peuple, comme chaque individu, a sa vocation: si l'Allemagne oublie la sienne, la faute en est surtout à la Prusse, qui est l'ancien foyer de cette philosophie inconséquente, appelée, par courtoisie, une religion.

La France est aujourd'hui représentée en Prusse par un ministre qui satisfait parfaitement à tout ce qu'on exige d'un homme en place dans le temps où nous vivons. Nul air mystérieux, nul silence affecté, nulle réticence inutile ne trahissent l'opinion qu'il se fait de son importance. On ne se souvient du poste qu'il occupe, que parce qu'on lui reconnaît le mérite nécessaire pour en remplir les devoirs. Devinant avec un tact très-fin les besoins et les tendances des sociétés modernes, il marche tranquillement au devant de l'avenir sans dédaigner les enseignements du passé; enfin il est du petit nombre de ces hommes d'autrefois devenus nécessaires aujourd'hui.

Originaire de la même province que moi, il m'a donné d'abord sur l'histoire de ma famille des détails curieux et que j'ignorais; de plus, je lui ai dû un grand plaisir de cœur; je l'avoue sans détour, car on ne peut attribuer à l'orgueil la religieuse admiration que nous éprouvons pour l'héroïsme de nos pères.

Je vous décrirai avec exactitude tout ce que j'ai senti dans cette occasion; mais laissez-moi d'abord vous y préparer comme j'y ai été préparé moi-même.

Je savais qu'il existe dans les archives de la légation française à Berlin, des lettres et des notes diplomatiques d'un grand intérêt pour tout le monde, et surtout pour moi: elles sont de mon père.

En 1792, à vingt-deux ans qu'il avait alors, il fut choisi par les ministres de Louis XVI, roi constitutionnel depuis un an, pour remplir auprès du duc de Brunswick une mission importante et délicate. Il s'agissait de décider le duc à refuser le commandement de l'armée coalisée contre la France. On espérait avec raison que les crises de notre révolution deviendraient moins périlleuses pour le pays et pour le roi, si les étrangers ne s'efforçaient pas d'en contrarier violemment la marche.

Mon père arriva trop tard à Brunswick; le duc avait donné sa parole. Cependant la confiance qu'inspiraient en France le caractère et l'habileté du jeune Custine était telle, qu'au lieu de le rappeler à Paris, on l'envoya encore tenter auprès de la cour de Prusse de nouveaux efforts pour détacher le roi Guillaume II de la même coalition, dont le duc de Brunswick avait déjà promis de commander les armées.

Peu de temps avant l'arrivée de mon père à Berlin, M. de Ségur, alors ambassadeur de France en Prusse, avait déjà échoué dans cette négociation difficile. Mon père fut chargé de le remplacer.

Le roi Guillaume avait traité mal M. de Ségur, si mal qu'un jour celui-ci rentra chez lui exaspéré; et croyant sa réputation d'homme habile à jamais compromise, il essaya de se tuer d'un coup de couteau; la lame ne pénétra pas fort avant, mais M. de Ségur quitta la Prusse.

Cet événement mit en défaut la sagacité de toutes les têtes politiques de l'Europe; rien ne put expliquer à cette époque l'extrême malveillance du roi pour un homme aussi distingué par sa naissance que par son esprit.

J'ai su de très-bonne part une anecdote qui jette quelque lumière sur ce fait, encore obscur; la voici: M. de Ségur, lors de sa grande faveur auprès de l'Impératrice Catherine, s'était souvent amusé à tourner en ridicule le neveu du grand Frédéric, devenu roi plus tard, sous le nom de Frédéric, Guillaume II; il se moquait de ses amours, de sa personne même; et selon le goût du temps, il avait fait de ce prince et des personnes de sa société intime, des portraits satiriques qu'il envoya dans un billet du matin à l'Impératrice.

Après la mort du grand Frédéric, les circonstances politiques ayant subitement changé, la Czarine rechercha l'alliance de la Prusse, et pour décider plus promptement le nouveau roi à s'unir avec elle contre la France, elle lui envoya tout simplement le billet de M. de Ségur que Louis XVI venait de nommer ambassadeur à Berlin.

Un autre fait également curieux avait précédé l'arrivée de mon père à la cour de Prusse; il vous fera voir quelle sympathie excitait alors la révolution française dans le monde civilisé.

Le projet du traité de Pilnitz venait d'être arrêté; mais les puissances coalisées mettaient un grand prix à laisser ignorer le plus longtemps possible à la France les conditions de cette alliance. La minute du traité se trouvait déjà entre les mains du roi de Prusse, et aucun des agents français en Europe n'en avait encore eu connaissance.

Un soir, assez tard, M. de Ségur en rentrant chez lui à pied, croit remarquer qu'un inconnu, enveloppé d'un manteau, le suit d'assez près; il presse le pas, l'inconnu presse le pas; il traverse la rue, l'inconnu la traverse avec lui; il s'arrête, l'inconnu recule, mais s'arrête à quelque distance. M. de Ségur était sans armes: doublement inquiet de cette rencontre à cause de la malveillance personnelle dont il sait qu'il est l'objet, aussi bien que de la gravité des circonstances politiques, il se met à courir en approchant de sa maison; mais malgré toute sa diligence, il ne peut empêcher l'homme mystérieux d'arriver en même temps que lui à sa porte et de disparaître aussitôt en jetant sous ses pieds, au moment où cette porte s'ouvre, un rouleau de papiers assez gros. M. de Ségur, avant de ramasser l'écrit fait courir plusieurs de ses gens après l'inconnu; personne ne peut le retrouver.