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Elle me confia aux soins d'une berceuse née chez nous, en Lorraine, et dont la fidélité héréditaire était à toute épreuve. Cette femme devait me ramener à Paris.

Si le général Custine avait pu être sauvé, c'eût été par le dévouement et le courage de sa belle-fille.

Leur première entrevue fut touchante, surtout par la surprise du prisonnier. À peine le vieux soldat eut-il aperçu ma mère, qu'il se crut délivré. En effet, sa jeunesse, sa beauté, sa timidité, qui n'empêchait pas qu'elle n'eût, quand il le fallait, un courage de lion, inspirèrent bientôt un tel intérêt au public impartial, aux journalistes, au peuple et même aux juges du tribunal révolutionnaire, que les hommes qui avaient résolu la perte du général voulurent effrayer le plus éloquent de ses avocats: sa belle-fille.

Le gouvernement d'alors n'en était pas encore venu au point d'impudeur où il parvint depuis. On n'osa faire arrêter ma mère qu'après la mort de son beau-père et celle de son mari; mais les hommes qui craignaient de la mettre en prison, ne craignirent pas de commander et de payer son massacre; des septembriseurs, comme on appelait à cette époque les assassins soldés, furent placés pendant plusieurs jours sur les marches du Palais de justice; et l'on eut soin d'avertir ma mère du danger qu'elle courrait chaque fois qu'elle oserait se présenter au tribunal. Rien ne l'arrêta; on la voyait tous les jours à l'audience assise aux pieds de son beau-père, où sa courageuse présence attendrissait jusqu'aux bourreaux.

Entre chaque séance, elle employait les soirées et les matinées à solliciter en secret les membres du tribunal révolutionnaire et ceux des comités. Ce qu'elle eut à souffrir dans ces visites, la manière dont elle fut reçue par plusieurs des hommes influents de cette époque, exigerait de longs récits. Mais je suis forcé de retrancher les détails, parce que je les ignore. Ma mère n'aimait pas à raconter cette partie de sa vie, si glorieuse mais si douloureuse; c'était presque la recommencer.

Elle se faisait accompagner dans ses courses par un ami de mon père, costumé en homme du peuple, c'était l'habit de cour du temps; cet ami, vêtu d'une carmagnole, sans cravate et les cheveux non poudrés, coupés à la titus, l'attendait ordinairement sur le palier ou dans l'antichambre, quand il y avait une antichambre.

À l'une des dernières séances du tribunal, ma mère, d'un regard, fit pleurer les femmes de la galerie; pourtant ces mégères ne passaient pas pour avoir le cœur bien tendre. On les appelait furies de guillotine et tricoteuses de Robespierre. Les marques de sympathie que ces enragées donnèrent à la belle-fille de Custine irritèrent tellement Fouquier-Tinville que, séance tenante, des ordres menaçants pour la vie de ma mère furent envoyés secrètement par l'accusateur public aux assassins du perron.

L'accusé venait d'être reconduit dans sa prison; sa belle-fille, au sortir du tribunal, s'apprêtait à descendre les marches du Palais pour regagner seule et à pied le fiacre qui l'attendait dans une rue écartée. Nul n'osait l'accompagner, du moins ostensiblement, de peur d'aggraver le péril. Timide et sauvage comme une biche, elle avait eu toute sa vie, par instinct, une peur déraisonnable de la foule. Vous savez ce que c'est que le perron du palais de justice: figurez-vous cette longue suite de degrés assez roides, toute couverte des flots pressés d'une populace émue de colère, gorgée de sang, et trop expérimentée déjà, trop accoutumée à s'acquitter en conscience de son exécrable office pour reculer devant un meurtre de plus.

Ma mère, tremblante, s'arrête au haut du perron, elle cherche des yeux la place où madame de Lamballe avait été massacrée quelques mois auparavant. Un ami de mon père était parvenu à lui faire remettre un billet au tribunal pour l'avertir de redoubler de prudence: mais cet avis accrut le péril, au lieu de l'éloigner; ma mère, plus épouvantée, avait moins de présence d'esprit: elle se crut perdue, et cette idée pouvait la perdre. «Si je chancelle, si je tombe comme madame de Lamballe, c'en est fait de moi,» se disait-elle, et la foule furieuse s'épaississait incessamment sur son passage. «C'est la Custine, c'est la belle-fille du traître!» criait-on de toutes parts. Chaque mot était assaisonné de jurements et d'imprécations atroces.

Comment descendre, comment traverser cette troupe infernale? Les uns, le sabre nu, se plaçaient au devant d'elle; les autres, sans veste, les manches de la chemise relevées, écartaient déjà leurs femmes; c'était le signe précurseur de l'exécution; le danger croissait. Ma mère se disait qu'à la plus légère marque de faiblesse on la jetterait à terre, et que sa chute serait le signal de sa mort; elle m'a raconté qu'elle se mordait les mains et la langue au sang dans l'espoir de s'empêcher de pâlir à force de douleur. Enfin, en jetant les yeux autour d'elle, elle aperçut une poissarde[5], des plus hideuses, qui s'avançait au milieu de la foule. Cette femme portait un nourrisson dans ses bras. Poussée par le Dieu des mères, la fille du traître s'approche de cette mère… (une mère est plus qu'une femme), et lui dit: «Quel joli enfant vous avez là!»—«Prenez-le,» répond la mère, femme du peuple qui comprend tout d'un mot et d'un regard, «vous me le rendrez au bas du perron.»

L'électricité maternelle avait agi sur ces deux cœurs; elle se fit sentir aussi à la foule. Ma mère prend l'enfant, l'embrasse, et s'en sert comme d'égide contre la populace ébahie.

L'homme de la nature reprend ses droits sur l'homme abruti par l'effet d'une maladie sociale; les barbares, soi-disant civilisés, sont vaincus par deux mères. La mienne délivrée, descend dans la cour du palais de justice, la traverse, se dirige vers la place sans être frappée ni même injuriée; elle arrive à la grille, rend l'enfant à celle qui l'a prêté, puis à l'instant toutes deux s'éloignent sans se dire un seul mot; le lieu n'était favorable ni à un remercîment, ni à une explication: elles ne se sont point confié leur secret, elles ne se sont jamais revues: ces deux âmes de mères devaient se retrouver ailleurs.

Mais la jeune femme miraculeusement sauvée ne put sauver son père. Il mourut! Pour couronner sa vie, le vieux guerrier eut le courage de mourir en chrétien: une lettre de lui à son fils atteste cet humble sacrifice, le plus difficile de tous dans un siècle de crimes et de vertus philosophiques: avec la sincérité d'un saint, il écrivait à mon père la veille de sa mort: «Je ne sais comment je me conduirai au dernier moment: il faut y être avant de pouvoir répondre de soi.»

Et c'est cette modestie sublime que les aveugles beaux esprits de l'époque, ont qualifiée de pusillanimité!… mais qui donc l'empêchait de se vanter d'avance, quitte à manquer à sa promesse si la nature venait à trahir sa fierté? Ce qui l'en empêchait, c'est l'amour de la vérité, poussé jusqu'à l'oubli de l'amour-propre; sentiment au-dessus de la portée des petites âmes.

Le général Custine, en allant à l'échafaud, baisa le crucifix qu'il ne quitta qu'au sortir de la fatale charrette. Ce courage religieux ennoblit sa mort autant que le courage militaire avait ennobli sa vie; mais il scandalisa les Brutus parisiens.

Dans sa lettre, il priait encore mon père de réhabiliter sa mémoire.