— Oui ? me dit le Vieux.
— Ici, San-Antonio, patron.
En trois phrases succinctes (les meilleures), je l’affranchis.
— Appelez immédiatement Qualebellacoda, conclus-je. Mais au lieu de le demander personnellement, réclamez la chambre 69. C’est la fille qui vous répondra. Ils seront très impressionnés de voir que vous les savez ensemble. Qu’un correspondant parisien soit tenu au courant de la chose à la minute même où elle se produit ne manquera pas de les inquiéter. Il se peut que, par prudence, le signor refuse de prendre la communication. En ce cas dites à sa secrétaire que son patron ait à se trouver cet après-midi au café des Doges et des Pigeons réunis, calle Bombe, près de la place San-Marco.
— Entendu.
Je raccroche pour laisser agir mon boss vénéré.
— Quel est votre sentiment ? interroge la marquise qui se débarrasse de son enduit devant la glace de sa coiffeuse.
– À vrai dire, je flotte un peu, ma chère amie. Cependant, je pense que le coup de fil de cette nuit a alarmé le digne homme et qu’il a regretté après coup son mouvement d’humeur. Cet appel de Paris a dérangé sa félicité. Il se demande pourquoi il est encore en butte aux tracasseries de la bande et il veut en avoir le cœur net.
— Bien entendu vous allez vous rendre personnellement à ce rendez-vous ?
— Et comment !
— Qualebellacoda va vous reconnaître, monsieur l’abbé.
— Peu importe, sa surprise ajoutera à son désarroi.
— Qu’espérez-vous ?
— Un récit détaillé de son aventure. Il lui sera impossible de nier l’évidence. Peut-être apprendrai-je des choses intéressantes. C’est ma dernière carte…
— Et s’il ne vient pas au rendez-vous ?
— Il viendra. À cause de sa mémé dont il a la trouille. Il viendra car il va claquer des dents en comprenant que nous sommes au courant de sa liaison avec Sylvana. Les vieux maris sont des gens très vulnérables, marquise, l’ignoriez-vous ?
Tout change.
Le monde, comme disent les écrivains qu’ont une certaine instruction et la manière de s’en servir, est en mutation.
Ainsi, tenez, Venise bascule.
Dans la flotte d’abord, ce qui est la conséquence d’une grave lacune[54] ; dans l’américanisme ensuite, ce qui somme toute est encore plus grave. Par exemple, les gondoliers, lorsqu’ils donnent leur aubade aux connards vautrés sur les tapis de leurs embarcations de rêve, au lieu de gazouiller les canzone de jadis, « brament » Stranger in the night et les orchestres de la place Saint-Marc abandonnent O sole mio pour Love Story. J’avais gardé un bon souvenir du café des Doges et des Pigeons réunis. Y a pas si longtemps encore, on s’y croyait en Italie. Mais lorsque je franchis la porte béante, je déboule dans du formica, du néon, du métallisé et du juke-box vociférant. La refonte anonyme ! Chiasserie ! Bientôt on créchera tous, gens de Bombay ou de Courbevoie, de Pékin ou de Glasgow dans le même buildinge concentrationnaire. Faut se soumettre, s’adapter. Le règne des promoteurs bat son vide ! On est à l’heure du marchand de clapiers. En cellules, mes drôles ! Chacun sur son rayon de béton peinturluré faux marbre. Matériaux de feurste choix ! Finition garantie ! Loggia à bégonias ! Box pour la tuture, donc pas à rebeller !
Des jeunes gens jeunes filles à crinières indécises consomment du Cocu-collé en écoutant glapir. Des touristes bedonnants écrivent les cartes postales annuelles devant leurs verres vides. Les serveurs grognons enterrent la tradition du service italien. De nos jours tout le monde paraît se faire suer énormément, où qu’on aille. On n’aperçoit que frimes de traviole, airs butés, regards hostiles. Je nous fais l’effet d’une horde de loups sur le qui-vive, prêts à s’entre-déguster au moindre signal.
Un regard circulaire. Pas de Qualebellacoda dans la masure. Il est trois plombes et demie. J’aurais cru qu’il allait se pointer en avance, le fringant caramboleur. Peut-être qu’il a du mal à se dépatouiller de bobonne ?
Je me place dans un coin discret entre un tourniquet distributeur de chips et un merveilleux tableau laqué représentant un coucher de soleil sur Hong Kong et je commande un Cinzano Bianco on the rocks.
Du temps s’écoule.
Vous dire combien ça ne vous avancerait à rien, et puis ça fait tout de suite grève-du-personnel-navigant.
Du temps, quoi !
La marquise qui m’a accompagné à Venise visite je ne sais plus quel palais dont elle raffolait déjà à l’époque de son voyage de noces.
Je dois la retrouver tout à l’heure, près du bouquiniste installé à l’angle de la place San-Marco et du quai.
Je scrute la foule qui déambule de son petit pas chenilleur par les ruelles dallées de la ville. Les touristes en vadrouille, on dirait un troupeau d’ânes sans maître essayant de retrouver son écurie. Il est morne. Il fait bâté. Il remue les oreilles. S’arrête. Regarde il ne sait quoi, repart…
— Ben quoi, signor Qualebellacoda, vous arrivez, oui ou merdre ? murmuré-je for-intérieurement.
C’est alors que ça se passe. Deux bonshommes que je n’avais pas remarqués, trop occupé à me détroncher pour guetter la venue de Rafaello, viennent s’asseoir délibérément à ma table. L’un à mon côté, l’autre en face de moi.
Je les fusille d’un regard noir, déjà prêt à leur faire observer qu’il y a de la place libre ailleurs. Mais je pige immédiately à leurs bouilles, que c’est après bibi qu’ils en ont. Le premier est très gros, avec le visage plat et rond de Mao-Sait-Tout. C’est un beau bébé pour son âge, entièrement nourri au gaz d’éclairage. Il ne respire pas la santé : il l’exhale. Le second est mince et porte un grand chapeau de feutre qui le fait ressembler à un champignon d’une espèce plutôt vénéneuse.
Ce dernier sort une carte de sa poche et me la montre.
« Polizia ».
Vu, pigé. Le sac d’embrouilles. Qualebellacoda a prévenu les matuches. Va falloir que je me blanchisse la frimousse. Fichu contretemps !
— Vous allez nous suivre gentiment, me murmure le gros au visage lombaire. Il est peut-être inutile de vous passer les menottes, hé ? Un curé, ça ferait mauvais effet. Ici les gens ont encore un certain culte pour tout ce qui est religieux.
— Je crois qu’il y a maldonne, messieurs, soupiré-je, on voyage pour la même casa.
À mon tour j’exhibe ma carte. Échange de bons procédés. Ces messieurs l’examinent pour voir comment elle est faite. Ils la déchiffrent à mi-voix, alternativement puis le Champignon la repousse du bout des doigts dans ma direction, sans marquer de considération confraternelle excessive.
— Allons nous expliquer ailleurs, décide-t-il. Vous avez payé votre consommation, signor ?
Un canot automobile battant pavillon italien nous attend sur le canal d’à côté. Un gars en manches de chemise, cravaté de noir, lit un journal illustré à l’arrière de l’embarcation. En nous apercevant, il plie posément son imprimé et met le moteur en marche. La pétarade du 35 CV Johnson nous évite de parler. D’ailleurs, contrairement à la tradition exigeant que les Italiens soient volubiles, ceux qui m’escortent ne mouftent pas.
Je me fais un peu honte, dans ma tenue de cureton. J’ai l’air d’un flic d’opérette. Ou alors c’est Tintin que je leur interprète, aux zhomologues ritals. Tintin sur le sentier de la guerre ! Avec Mme la marquise dans le rôle du capitaine Haddock. J’aime pas que ça tourne court. Juste au moment où je croyais qu’on repartait vers des horizons neufs ! Tu parles… La vraie pétaudière.