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Il soupire.

— Oui, tout. À cause d’une fille dont je suis tombé amoureux. Son père « en » faisait partie. J’ai été amené à rendre des services. On m’a, sinon adopté, du moins utilisé. Vous le savez, depuis quelque temps, « son » pouvoir s’étend. « Elle » a débordé du cadre étroit de l’île et de celui, beaucoup plus vaste, des États-Unis. Maintenant « elle » s’implante dans toute l’Europe occidentale. « Elle » a d’énormes ambitions. L’époque lui est favorable. « Elle » gagne du terrain. « Elle » est à la veille de tenter un très grand coup.

— C’est pourquoi « elle » a entrepris de saper le moral des gens en place avec l’Opération couillognum ?

— Oh, ceci n’est qu’un épisode. D’autres succéderont. « Elle » emploiera les grands moyens ; des moyens dont personne encore ne peut mesurer l’importance.

— Et c’est cette puissance des ténèbres que vous avez essayé d’arnaquer, mon vieux ? Chapeau ! Vous n’avez pas peur des mouches… Dites, donc, la môme Frida Kramer et sa malle, pour quelle raison ?

— Elle a pris peur…

— Vous l’aviez embarquée dans votre combine de racket clandestin ?

— J’avais besoin d’aide pour ça aussi ; au début, j’étais parvenu à la persuader que nous ne risquions rien à condition d’agir prudemment. Et puis elle s’est ravisée. Je déteste les gens qui se ravisent : ils sont trop dangereux. J’ai préféré me séparer d’elle.

— Vous avez une manière expéditive de vous séparer de vos collaborateurs ! Et l’attentat de Suisse, votre œuvre également ?

— Oh non. « Ce sont « eux » qui ont décidé de supprimer votre bonne femme à la suite de mon rapport. » Ils l’ont ratée cette fois, mais « ils » l’auront tôt ou tard, faites leur confiance !

On se tait.

Je commence à déplorer d’avoir renoncé à l’action, tout à l’heure, dans le couloir. Certes, à présent, me voilà informé. Mais un mort qui a su des choses a l’air beaucoup plus con qu’un vivant qui ignore tout. À présent il est trop tard…

Trop tard…

— Ce que je me demande, murmure l’Allemand après un temps de méditation, c’est la raison pour laquelle on nous a bouclés ensemble dans ce sépulcre inondé. Croyez-vous qu’ils vont nous laisser périr de consomption ?

– À vous le choix de la réponse, mon cher, rétorqué-je, car vous connaissez mieux leurs méthodes que moi. Cependant, si j’écoutais mon imagination de flic, je proposerais une autre explication.

— Laquelle ?

— Vous avez nié, dites-vous, toute participation à ce racket ?

— Parbleu, je n’ai pas envie de me suicider.

— Vos dénégations « les » ont troublés. Ce sont des gens précis épris de certitudes. Ils voulaient votre aveu, mon vieux. Vous l’arracher par la torture n’aurait pas été une preuve formelle. Il fallait que vous l’exprimiez spontanément.

Je ne vois pas la bouille du gars Peter, étant donné que, comparé à l’obscurité qui règne ici, le rectum d’un ramoneur est lumineux comme une matinée monégasque ; mais je gage qu’elle doit être plus sinistre qu’un repas de vendredi saint chez des Anglais.

— Bonté de Dieu, éructe le garçon blond, vous pensez qu’il y aurait un micro dans cette caverne ?

— Je le pense.

— Et vous avez gagné, commissaire ! lâche une grosse voix précisément caverneuse.

Au même moment, une lumière aveuglante, intense, crue comme un steak tartare, nous enveloppe. Nos yeux blessés par cette soudaine clarté si brutale nous font mal. Je me les abrite de mes deux mains en conques. Peu à peu, mes rétines s’habituent. Je regarde. La geôle n’est pas grande, environ quatre mètres sur cinq. La flotte est sombre et grasse comme du fuel. Les murs ressemblent à de la gélatine rance. La lumière tombe du plafond. Elle est diffusée par un réflecteur large comme un pébroque. On se croirait dans un bloc opératoire.

Effectivement, j’avais deviné juste. Deux micros pendent au bout de leur fil comme des ampoules électriques mortes.

Je souris à Peter Blut. Je n’éprouve pas de tendresse particulière pour lui, mais je pense qu’il a besoin d’un peu de chaleur humaine en ce moment. Il est blafard, mais peut-être cela vient-il de la lumière et le suis-je également ?

— Dix sur dix, me fait-il en s’efforçant de tordre ses lèvres pour un sourire. Vous êtes un homme très astucieux !

La voix du haut-parleur retentit :

— Vous estimerez, je pense, que ce qui va suivre coule de source, signor Blut. Commissaire San-Antonio, voulez-vous gravir les marches et rester adossé à la porte ?

Comme je tarde à obéir, mon interlocuteur invisible s’impatiente.

— Vite ! Nous sommes pressés.

Je ne comprends pas très bien les raisons de cette injonction, mais mon instinct poulardier me dit qu’il est bon d’obtempérer. Je recule donc jusqu’aux marches immergées et les gravis à reculons.

Le blond chleuh est immobile au milieu du local. Il a de l’eau plus haut que les genoux. Son complet léger à fines rayures blanches et bleues détrempé jusqu’à la poitrine, lui colle à la peau. Il lève les yeux en direction du plafond, comme pour essayer d’apercevoir d’où vient le danger. Mais l’impitoyable lumière met un ciel de feu au-dessus de sa tête. Il a le soleil dans la figure. Un flamboiement qui gomme ses traits affadit son beau physique d’aryen.

Une détonation claque. Peter Blut chancelle et tombe à la renverse dans la flotte nauséabonde. Il y barbote un instant et finit par s’en arracher tant bien que mal. Il est noirâtre. Des visqueusités (et non pas des viscosités, tas de gnoufs !) sont accrochées comme des algues vénéneuses à ses cheveux blonds. Je remarque une déchirure à sa manche droite. Du sang gicle par brèves saccades, inondant l’étoffe claire.

— Pan !

Deuxième balle. Cette fois il ne tombe pas. Elle lui a pénétré l’épaule gauche. Ça doit être du gros calibre si j’en juge à l’impact. Blut pirouette légèrement et se place face à moi. Il me regarde. Ses mâchoires sont tellement crispées que sa tête paraît s’être rétrécie. Une troisième balle. Il a dû être cueilli dans le dos. L’acier pleut verticalement. C’est la méchante averse. L’Allemand choit à genoux. Il a de l’eau jusqu’à la poitrine. Il continue de me regarder. Une fantastique résignation se lit dans ses yeux clairs. Il accepte. Son banco qui finit de foirer. Il est d’accord. On ne baise pas la maffia ! L’heure de la mise à mort a sonné. Il attend que la cérémonie s’accomplisse. Son dernier réconfort ? Un regard d’homme rivé au sien, et qui essaie de le confirmer dans son courage, qui l’exhorte à bien mourir. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un témoin lorsqu’il rend l’âme. La seule chose que je puisse faire pour l’aider, c’est juste ça : le contempler…

Le contempler fixement. Sans ciller.

Pan !

Les balles s’égrènent avec une lenteur calculée. Elles sont savamment tirées, machiavéliquement espacées. Il s’agit de faire durer l’agonie. Percer l’homme à petit(s) (coups de) feu.

Et le plus impressionnant dans cette exécution, c’est le mutisme du supplicié. Pas un cri, pas une plainte, aucun gémissement. Il meurt comme un arbre sous la cognée du bûcheron !

Combien de balles en tout ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Par la suite, dans mes insomnies, je sais que je referai le compte mentalement ; comme pour ces jeux radiophoniques où l’on vous demande combien il y a eu de coincoin et de sifflets pendant la diffusion d’une bande sonore.

Dix balles ?

Douze ?

Il est percé de part en part. Son veston est constellé de trous qui, au fur et à mesure, sont noyés dans des flots rouges. Il a un veston rouge, Blut. D’un pourpre étincelant.