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À la fin il s’abat d’une seule masse, le nez en avant. Pendant un instant on entend gargouiller, tandis que des grappes de bulles se bousculent autour de sa tête. Et puis plus rien. Il est immobile. Enfin foudroyé.

Le silence revient.

Je n’entends que le sifflement saccadé de ma respiration. De la sueur me coule contre les ailes du nez. Ça me chatouille.

— Parfait, déclare la voix dans le haut-parleur. Monsieur le commissaire, vos deux confrères d’ici vont venir chercher le corps. Pendant qu’ils s’occuperont de lui, restez où vous êtes.

Les mots me parviennent après avoir perdu la plus grande partie de leur sens. Je suis obligé de m’appliquer à les penser. « Vos deux confrères d’ici ?… Ah, oui : le Champignon et Mao… Chercher le corps ?… »

Un double bruit de pas, amplifié par les voûtes. Des cric et des crac, des pfouiiit et des plaof. Toute la séquelle de serrures et de verrous de nouveau actionnés… La porte s’ouvre. Les deux acolytes me refoulent d’une bourrade. Je tombe de l’escalier et me remets à clapoter du bec dans ce sirop de pisse. Je me redresse. Mais tonnerre de sort, quel est ce soudain vacarme qui me fait éclater les tympans ? Un nuage âcre tournoie autour du réflecteur. Je tousse, j’éternue. J’avise le Champignon et Mao effondrés, criblés de balles, par-dessus la carcasse de Peter Blut. Des rafales de mitraillettes continuent de partir du plaftard. Rrrraaaaâ ! Encore ! Des pleins chargeurs. Un jet de prunes actionné en rond dans un tout petit périmètre. Ils sont hachés. Leurs tronches sont en bouillie. On les transforme maintenant en purée de bidoche. On ne les massacre pas : on les passe au mixer.

Lorsque le silence revient, le bruit des détonations continue de crépiter dans mes portugaises dévastées.

Pour la dernière fois, le haut-parleur s’adresse à moi.

— Vous pouvez partir, monsieur le commissaire, ce sera tout !

La lumière s’éteint !

S comme sains et saufs

Ça ne vous est jamais arrivé.

Ne vous arrivera jamais…

De vous trouver dans un trou de balle de basse fosse[56] vénitien, en compagnie de trois cadavres truffés de projectiles, avec de l’eau fangeuse jusqu’aux genoux.

L’obscurité est sinistre, pire qu’avant l’hécatombe. Mais plus forte que la peur et que l’émotion, c’est la stupeur qui m’accable.

M’est arrivé d’être abasourdi dans ma garcerie de carrière. Jamais pourtant à un tel degré.

L’exécution de Peter Blut, à la rigueur, je veux bien. Mais celle des deux convoyeurs ? Un massacre si brusque. Et moi indemne… Voilà le plus sidérant. Le San-A. flic d’élite ayant découvert le fin mot de l’histoire. Mis au parfum complètement. Devant lequel on flingue à tout-va et auquel, la tuerie accomplie, on conseille de rentrer chez lui ?

C’est pas croyable, hein ?

Vous êtes bien d’accord ? Vous ne croyez pas à ça, cartésiens de mes deux ? Vous déniez, non ? Vous daignez dénier ! Tout comme le fils unique de Félicie, vous vous dites que ça cache quelque chose d’hautement épouvantable. De prodigieusement affreux[57]. De forcément terrible.

J’en ai la conviction, au point que je n’ose pas quitter ce lieu effroyable. Je me dis qu’il va m’arriver un coup de Trafalgar (aux taches) carabiné (ou carabinier puisqu’on est en Italie). Quéque chose de rigoureusement inédit et fâcheux. Du raffiné, du Ruffino, de l’irrationnel peut-être (mon rêve). Mais quoi, on doit marcher vers son destin pour qu’il devienne destin. Le laisser en perspective, c’est de la coupable négligence. De l’abus de n’en plus pouvoir. Alors je finis de gravir les marches. Je pousse la porte de fer, elle s’ouvre. Je pousse la monstrueuse grille pour prisonniers de films historiques, elle s’ouvre… Je m’engage dans le couloir visqueux, ça n’engage en rien. Mon pas sonne sous les voûtes. Je ne perçois que lui, en fait de bruit. Lorsque je m’arrête, le silence revient, à peine troublé par des suintements d’eau. Alors je repars en direction du jour. Je continue de douter de la réalité. C’est pas possible « qu’ils » me laissent en vie MAINTENANT ! La clarté s’élargit, comme l’aurore au fond du ciel. Voici le vaste hangar aquatique. Le canot ne s’y trouve plus. Des vagues clapotent contre les dalles. Je vois le canal inondé de soleil, au fond. Des gondoliers passent en faisant « Oï » à cause de la bifurcation imminente. Quelque part, une téloche retransmet un match de je ne sais quoi qui fait hurler un stade. La vie ! La liberté ! Est-ce vrai ? Est-ce possible ? N’ai-je point été trucidé avec les autres et ne m’engagé-je pas dans les mystérieux dédales d’une mort en forme de survie ?

Le long de la paroi, un étroit trottoir de pierre léché par le flot conduit au canal. Je le suis. La nappe de lumière se fourvoie jusqu’à mi-hangar. Ah ! beau soleil, quel bonheur de te retrouver après s’être arraché au cloaque ! Je presse l’allure. Me voici en bordure du canal ! Comme c’est beau, Venise !

— Oh, oh ! lance une voix.

Je tourne la tête. La marquise est là, assise dans une gondole, sur des coussins de velours fatigués par les intempéries. Elle est blottie sous une ombrelle grise bordée de dentelle blanche. On dirait un Renoir.

De sa main libre elle m’adresse un grand signe joyeux. Puis elle dit quelque chose au gondolier en canotier qui sifflotait, appuyé sur sa longue rame. L’embarcation quitte le renfoncement où elle s’était blottie et s’avance majestueusement vers moi.

Cette fois je me dis que je suis réellement sauvé. L’odeur de la ville m’exalte. Une sorte d’ivresse s’empare de moi. J’ai envie de chanter.

– Ça n’a pas été trop long ? demande Mme de la Lune.

Chère exquise femme ! Si suave, si aimable, si simple.

J’enjambe le bord de la gondole et viens me lover à ses pieds comme un lévrier médiéval devant les marches d’un trône occupé par une belle reine à tresses blondes.

Je baise la main qui m’est tendue.

— Chère marquise, soupiré-je, j’ignore comme il se fait que vous soyez là, mais je vous remercie d’y être.

— L’amour d’homme ! glousse la dame.

Notre noire embarcation repart dans le brassement soyeux de la rame.

— J’ai eu très peur pour vous, reprend-elle, et je devine à votre mise et à votre expression que vous venez de vivre quelque chose de peu ordinaire, cher Antoine. Me trompé-je ?

— Vous ne vous trompez pas. Mais comment se fait-il ?…

Elle fait tourniquer son ombrelle comme la grande roue d’une loterie foraine. Le soleil se joue par les trous de la dentelle. C’est gracieux. J’aime les vieilles dames qui ont gardé les grâces de la jeunesse. Leur élégance me comble d’une joie très intense.

— Il se fait, mon ami, que nous autres, vieilleries point trop sottes, avons plus de flair qu’un policier de génie. Votre histoire de rendez-vous ne me disait rien qui vaille. L’instinct ! Sans notre instinct nous serions restées des esclaves, les femmes. Bref, j’ai prétendu que j’allais visiter un palais, en réalité je vous ai suivi. Fort adroitement, je dois préciser puisque vous ne vous en êtes pas aperçu, non plus d’ailleurs que le sieur Qualebellacoda, lequel vous guettait depuis le petit café faisant face à celui où vous lui aviez donné rendez-vous.

Je me trouve coi en apprenant la chose.

— Chère, chère marquise, ne puis-je que balbutier.

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56

Je me convertis lentement à la politesse.

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57

Je suis un adverbiste pas très distingué mais fervent.