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Alice aima d'emblée Sunya Chatarjampa, jeune et jolie étudiante srilankaise, qui finit par occuper l'espace et le temps vacants que laissait sa mère: souvent absente en compagnie de Wilheim. Celui-là, Alice le détestait plus fort chaque fois qu'elle devait supporter sa présence. Sa vanité et ses fausses manières bourgeoises et raffinées, celles d'un petit snob arriviste et manipulateur, tiré du ruisseau par la seule richesse de sa mère, le rendaient sans cesse plus antipathique. Un sentiment qu'Alice ne chercha plus à cacher, ce qui ne sembla même pas irriter sa mère, qui tenait visiblement Wilheim en piètre estime.

Alice avait fini par savoir se débrouiller seule. À partir le matin à l'école et à manger le soir avec Mlle Chatarjampa qui supervisait ses études. A la limite Alice voyait plus souvent M.Koesler qui passait régulièrement chercher ou amener des lots de cassettes vidéo dans la pièce blindée du soussol, ou le majordome de la propriété que sa propre mère et son beau-père.

Un jour, Alice avait entendu sa mère rétorquer sèchement à la jeune Sri Lankaise qui venait de la questionner au sujet de la pièce du sous-soclass="underline"

– Veuillez vous mêler de ce qui vous regarde mademoiselle Chatarjampa et sachez que si cette pièce est fermée c'est pour assurer la protection de nos droits. Nos droits d'artistes… Nous ne voulons pas être plagiés c'est tout.

Mlle Chatarjampa avait baissé la tête en signe d'excuse. Sa mère s'était faite plus douce, plus mielleuse, un ton qu'Alice n'aima pas du tout:

– Mademoiselle Chatarjampa, ne vous occupez plus de cela et tâchez d'apprendre correctement l'anglais à ma fille, qui pourrait encore améliorer ses résultats.

La seule passion que sa mère éprouvait à son egard résidait dans ses performances scolaires, qui se situaient largement au-dessus de la moyenne. Sa mère tenait cela comme une preuve de son génie et de la parfaite «compétitivité de son patrimoine génétique» comme elle l'avait entendu le dire plusieurs fois à Wilheim, qui ne comprenait pas un traître mot de ce qu'elle disait et sûrement pas celui de génétique. Alice détestait entendre sa mère parler d'elle comme cela. Alice comprenait tout, évidemment, et devant la mine ahurie de Wilheim qui sommeillait devant son consommé de saumon ou la nouvelle coiffure sophistiquée de sa mère, elle pensait à chaque fois plus fort que non, décidément, elle n'y était pour rien, que c'était même un miracle qu'aucun de ses traits de caractère n'ait déteint sur elle, sa fille. Que c'était un miracle qu'elle ait pu ainsi bénéficier de la sensibilité de cet Anglais qui, jusqu'à l'âge de ses neuf ans, avait été son père.

Ce n'est pas ton patrimoine génétique, maman, pensait-elle, bien nettement, c'est celui de papa. Celui que tu as fait partir et que je n'ai même plus le droit de voir.

Une nuit, elle entendit ses parents revenir et elle s'éveilla. Elle les entendit se servir des verres dans le salon. Alice sortit de sa chambre et alla jusqu'à la rampe d'escalier qui menait au rez-de-chaussée. Elle s'accroupit dans l'ombre et écouta attentivement la conversation.

– Je veux qu'Alice ait la meilleure éducation possible, disait sa mère déjà grisée de diverses vapeurs d'alcool. À la fin de son… cycle je veux qu'elle retourne dd-dddans une p-pension suisse. Une école d'élite. Pour les filles de ministres, de diplomates et de financiers, tu M'ÉCOUTES WILHEIM?

– Hein? Oui, oui je t'écoute chérie, avait marmonné l'Autrichien avec son accent épais, mais tu sais que les écoles suisses sont horriblement chères…

– Je veux que ma fille ait ce qu'il y a de meilleur… La voix de sa mère s'était durcie, intraitable. Mes parents ont été incapables de gérer correctement mon éducation… Ils m'ont fait suivre les cursus classiques, dans des établissements publics… pouah! Alors qu'ils avaient largement de quoi me payer la meilleure école internationale de filles de Zurich… ce qui m'aurait permis de rencontrer des fils de banquiers, d'émirs, de pétroliers texans et de lords britanniques au lieu de… perdre mon temps avec… tu m'écoutes espèce de larve?

Alice trembla à l'idée de devoir affronter une de ces écoles suisses haut de gamme où elle apprendrait à mettre le couvert, à placer les nonces apostoliques et les verres de Baccarat, à confectionner des cocktails et des mousses au chocolat alors qu'elle se destinait à des activités aussi diverses que la biologie, la préhistoire, l'espace, la vie sous-marine, la vulcanologie ou le violon, domaines qui l'attiraient bien plus que les futilités de sa mère.

Cela faisait un an déjà, à cette époque, que sa mère lui payait les cours de violon que dispensait Mme Yaacov, une vieille émigrée russe, qui était sortie première du conservatoire de Moscou, avait officié comme premier violon au Symphonique de Leningrad sous la direction de Chostakovitch (références que sa mère ne saisissait évidemment pas, se contentant d'énoncer stupidement «bien sûr, bien sûr»). Pour sa mère, ce qui comptait c'était qu'il fût très chic, dans la haute société européenne des stations d'hiver à la mode, que sa fille suivît des cours de violon avec une artiste d'élite. Le soir même, Wilheim, qui avait assisté à la premiere visite de la vieille dame russe, avait vaguement picoré son dîner préparé par le couple de cuisiniers tamouls, engagés peu de temps auparavant, et qui feraient venir plus tard Sunya Chatarjampa.

– Dis-moi, Eva, Yaacov, ça serait pas un peu juif des fois… Et puis m'a l'air un peu tapée la vieille, qu'est-ce qu'elle a bien pu vouloir dire avec son histoire de siège?

Alice avait fixé sa mère qui faisait semblant de ne pas entendre et s'absorbait dans un magazine à sensation à grand tirage en grignotant son jambon de Parme.

Alice avait alors vu Wilheim qui plongeait son regard vide dans son assiette et elle avait froidement laissé tomber.

– Ce qu'elle voulait dire, c'est le siège de Leningrad. Entre 1941 et 1943. Leningrad a été coupé du monde par les nazis et toute la ville mourait de famine… Mais tous les jours l'orchestre jouait à la radio.

Wilheim avait sursauté et regardé Alice avec une lueur indicible, presque apeurée, au fond des yeux. Alice pouvait sentir le regard de sa mère qui la fixait, abasourdie, de l'autre côté de la table.

Le jeune Autrichien fit semblant de regarder les images de l'énorme et luxueux poste de télévision qui trônait à l'autre bout de la pièce miroitante.

Alice reposa doucement sa cuillère et sans presque desserrer les lèvres assena le coup de grâce:

– À cause du rationnement il fallait économiser le maximum d'énergie, faire le moins de mouvements possible, c'est pour ça que l'orchestre ne jouait que des andantes… C'est ça ce que Mme Yaacov a voulu dire quand elle vous a expliqué que les andantes étaient sa spécialité. C'est pour ça qu'elle souriait comme ça…

Alice savait que Wilheim ignorait sans doute le sens exact du mot andante. Même l'explication de l'énigme lui resterait opaque, lui prouvant sa nullité, ce que Wilheim détestait.

– Mein Gott, marmonna Wilheim, putains de juifs… Tu es vraiment obligée de payer cette prof à ta fille, Eva?

– Silence. Je te prierais de me laisser dorénavant régler seule les problèmes d'éducation de ma fille. C'est moi qui décide, vu?

Wilheim se renfrogna et se rendit sans même livrer bataille.

Un autre jour, quelques semaines après la conversation qu'elle avait surprise dans l'obscurité de l'escalier, Alice entendit M.Koesler donner un étrange coup de téléphone.

Ce jour-là les cours de gymnastique de l'après-midi avaient été annulés à cause de l'absence de Mlle Lullen. Alice était plongée dans Don Quichotte, qu'elle lisait dans le texte original espagnol bien entendu, lorsqu'elle avait entendu du bruit. Elle jeta un coup d' œil par sa fenêtre et vit la voiture de M. Koesler, une japonaise blanche, s'arrêter dans l'allée de gravier devant le perron. Il entra dans la maison, l'air soucieux, avec un paquet brun sous le bras.

Les cuisiniers tamouls n'étaient pas encore là et c'était le jour de sortie de Mlle Chatarjampa. Alice alla doucement ouvrir la porte de sa chambre et écouta le silence dela maison, perturbé par le bruit des pas de M. Koesler au rez-de-chaussée. Elle se glissa dans le couloir et; frissonnante de peur, s'accroupit derrière la rambarde qui dominait l'escalier.

Elle sursauta lorsqu'elle l'entendit venir de la cuisine et se saisir du téléphone du vestibule, juste en bas de la volée de marches.

Elle l'entendit composer un numéro puis, d'unt voix engluée par un morceau de nourriture quelconque, un truc qu'il avait dû prendre dans la cuisine, il demanda à parler à Johann.

Il y eut une pause puis:

– Johann? C'est Karl. Tu imagines la raison de mon appel, je pense…

Koesler avait aussitôt repris, interrompant à coup sûr son interlocuteur:

– Je m'en fous. Il faut que tu te démerdes, Johann, il faut que tous les corps disparaissent, tu m'entends, et fissa…