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« J’ai oublié quelque chose en haut, dit-il à Celia. Je cours le chercher, et on s’en va. »

De la chambre il composa le numéro du Présidente. « Mr. Hilgard, s’il vous plaît.

— Un instant. » Une longue pause. Puis : « Voudriez-vous répéter le nom, s’il vous plaît ?

— Hilgard. Theodore Hilgard. Je crois qu’il a la chambre 770. » Une pause encore plus longue.

« Désolé, monsieur. Nous n’avons personne de ce nom.

— Je vois », fit Hilgard, qui ne voyait rien du tout, et il raccrocha. Il se regarda dans la glace, à la recherche des signes caractéristiques d’une attaque, affaissement de la paupière, flaccidité de la joue. Rien. Rien. Mais son visage était terreux. Il avait l’air vieux d’un millier d’années.

Ils hélèrent un taxi à l’extérieur de l’hôtel et se rendirent au musée d’Anthropologie. Il y était déjà allé plusieurs fois, la dernière remontant à l’après-midi de la veille. Mais ce que disait Celia montrait clairement qu’elle n’y avait jamais mis les pieds, ce qui lui créa une nouvelle difficulté : il lui fallait faire semblant de ne pas connaître un endroit qu’il connaissait très bien. Tandis qu’ils s’y promenaient au hasard, il fit de son mieux pour feindre l’étonnement devant des objets qu’il connaissait depuis des années, les grandes têtes de pierre olmèques, la terrifiante statue de la déesse Coatlicue, les masques incrustés de jade. Parfois il n’était pas nécessaire de feindre. La salle contenait, juste à gauche de la pierre calendrier, une immense stèle de marbre qu’il ne se souvenait pas avoir vue la veille, ainsi qu’une vitrine de petites figurines olmèques de jade poli tout à fait étonnantes qui lui étaient inconnues ; quant à la salle maya, elle semblait aménagée de façon complètement différente. Hilgard trouva tout cela incompréhensible. Même l’énorme fontaine en forme de parapluie dans la cour du musée était subtilement différente de par les rayons dorés qui en jaillissaient à présent. Sous l’effet cumulatif des petites étrangetés de la journée, il se sentait étourdi, presque fiévreux ; Celia lui demanda plusieurs fois s’il était sûr de ne pas être malade.

Le soir, ils dînèrent à la terrasse d’un café à quelques rues de leur hôtel, et flânèrent ensuite un bon moment, pour ne regagner leur chambre qu’un peu avant minuit. Comme ils se déshabillaient, Hilgard ressentit une nouvelle angoisse. Était-il supposé lui faire l’amour ? Cette pensée l’horrifia. Non que Celia fût dépourvue de charme, il s’en fallait de beaucoup. Mais il n’avait jamais été capable de coucher avec des étrangères. Une cour assidue, un sentiment de bien-être avec l’autre, d’intimité, d’amour vrai – voilà ce qu’il préférait, ou plutôt ce dont il avait besoin. Sans tout cela, comment pourrait-il réussir à assumer son rôle de mari de cette femme ? Tel homme ne fait pas l’amour exactement de la même façon que tel autre ; en deux minutes elle s’apercevrait qu’il était un imposteur, ou se demanderait où il voulait en venir. Tous les petits rituels et ajustements sexuels qui, dans un couple, se développent et finissent par s’établir définitivement, lui étaient inconnus. Elle serait troublée, ou irritée, ou peut-être effrayée, s’il trahissait une complète ignorance des mécanismes de son corps.

Et tant qu’il n’avait pas compris ce qui lui était arrivé, il était terrifié à l’idée de révéler son sentiment de déplacement par rapport à ce qu’il continuait de considérer comme sa vraie vie. Heureusement, elle ne semblait pas d’humeur folâtre. Elle lui donna un rapide baiser et, après une petite étreinte amicale, se tourna de l’autre côté, pressant son postérieur contre lui. Il resta longtemps éveillé, écoutant sa respiration tranquille, se sentant bizarrement adultère dans ce lit où dormait la femme d’un autre. Elle avait beau être Mme Ted Hilgard… quand même, quand même…

Il écarta la théorie de l’attaque. Elle laissait trop de choses inexpliquées. Une crise de folie ? Mais il ne se sentait pas fou. Les événements auxquels il était mêlé étaient fous ; mais à l’intérieur de son crâne il paraissait toujours calme, rangé, méthodique. La véritable démence impliquait certainement quelque chose de plus violent et de plus chaotique. Mais s’il ne souffrait d’aucun dérangement cérébral ni d’aucune psychose paranoïaque, de quoi s’agissait-il ? C’était comme si quelque porte entre deux mondes s’était ouverte pour lui à Teotihuacán, se dit-il, une porte qu’il aurait franchie en cet instant de vertige et qui l’aurait mené dans l’univers de l’autre Ted Hilgard tandis que cet autre Hilgard trébuchait de son côté dans ce monde-ci. Cela paraissait grotesque. Mais ce qu’il était en train de vivre était tout aussi grotesque.

Le matin Celia annonça : « J’ai une solution à notre dispute sur Cuernavaca contre Guadalajara. Allons à Oaxaca.

— Formidable ! s’écria Hilgard. J’adore Oaxaca. On devrait téléphoner au Présidente Convento pour voir s’ils ont une chambre – c’est un hôtel tellement chouette, avec ces vieilles cours et… »

Elle le dévisageait d’une drôle de façon. « Quand es-tu allé à Oaxaca, Ted ? »

Il bafouilla : « Eh bien… euh… il y a longtemps, je suppose, avant qu’on soit mariés…

— Je croyais que c’était la première fois que tu mettais les pieds au Mexique.

— J’ai dit ça ? » Ses joues s’empourpraient. « Je ne sais pas à quoi je pouvais bien penser. Je devais vouloir dire que c’était notre premier voyage ensemble au Mexique. Je veux dire, je me souviens à peine de ce voyage à Oaxaca, ça remonte à des années et des années, mais j’y suis allé, juste pour un week-end, une fois… »

Ça sonnait terriblement faux. Un voyage qui n’était qu’un vague souvenir, alors que la seule mention d’Oaxaca venait de lui rappeler l’image enchanteresse d’un hôtel précis ? Celia avait enregistré cette inconséquence, mais elle décida de ne pas l’approfondir. Il lui en fut reconnaissant. Mais il savait qu’elle devait additionner toutes les petites contradictions et fausses notes dans ce qu’il disait, et qu’elle était tôt ou tard appelée à exiger une explication.

En moins d’une heure tout était arrangé et ils s’envolèrent pour Oaxaca dans l’après-midi. Quand ils se présentèrent à l’hôtel, Hilgard eut soudain une peur horrifiée que le réceptionniste, se souvenant de lui par-delà les deux années écoulées, ne l’accueille par son nom, mais rien de tel n’arriva. Installés près de la piscine en attendant d’aller dîner, Hilgard et Celia feuilletèrent leurs guides en vue d’organiser leurs excursions à Oaxaca – un saut en voiture jusqu’aux ruines de Monte Alban, une excursion au site de Mitla, une visite du fameux marché du samedi matin – et une fois de plus il lui fallut faire semblant de mal connaître un endroit qu’il connaissait plutôt bien. Il se demandait jusqu’à quel point il était convaincant.

Ils dînèrent ce soir-là dans un superbe restaurant basque, sur un balcon qui donnait sur la grand-place, et flânèrent un peu sur le chemin du retour à l’hôtel. La nuit était douce et parfumée et de la musique flottait vers eux depuis le kiosque à musique de la place. À mi-parcours, Celia lui prit la main. Il s’efforça de ne pas se dérober, bien que ce petit contact pourtant très innocent lui parût monstrueusement frauduleux. À l’hôtel, il suggéra un arrêt au bar, mais elle secoua la tête et sourit. « Il est tard, dit-elle mollement. Montons nous coucher. » Ils avaient bu au restaurant un pichet de sangria et une bouteille de vin rouge mexicain, aussi se sentait-il en forme, à l’aise, mais pas au point de ne pas craindre la confrontation qui l’attendait. Il s’arrêta un instant sur le palier, les yeux tournés vers la piscine miroitante. Au clair de lune les lourds bosquets violets des bougainvillées qui grimpaient le long des anciens murs de pierre de la cour paraissaient presque noirs. D’énormes fleurs d’hibiscus parsemaient la pelouse et d’étranges floraisons épineuses jaillissaient d’une bordure de grosses cactées. Celia lui effleura le coude. « Viens », dit-elle. Il acquiesça de la tête. Ils entrèrent dans leur chambre. Elle alluma une lampe et commença à se déshabiller. Les yeux d’Hilgard rencontrèrent les siens et il vit une foule d’expressions passer en un instant sur son visage – affection, désir, appréhension, perplexité. Elle savait que quelque chose n’allait pas. Fais une tentative, s’enjoignit Hilgard. Fais semblant. Fais semblant. Il passa une main timide le long de ses hanches, de ses cuisses. Non.