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« Décris-moi de ton point de vue ce qui t’est arrivé », dit-elle enfin.

Il se lança dans un récit aussi détaillé que possible – le vertige, l’impression de passer à travers une porte, la découverte progressive de l’inauthenticité de chaque chose. « Je veux croire que tout ça n’est qu’une maladie mentale et que six cachets de lithium feront tout rentrer dans l’ordre. Mais je ne pense pas qu’il en aille ainsi. Je pense que ce qui m’est arrivé risque d’être beaucoup plus dingue qu’une simple rupture schizoïde. Mais je ne veux pas y croire. Je veux penser qu’il s’agit seulement d’une réaction dissociatrice.

— Je te comprends.

— Qu’est-ce que tu crois que c’est, Judith ?

— Peu importe mon opinion, n’est-ce pas ? Ce qui importe, c’est une preuve.

— Une preuve ?

— Qu’est-ce que tu portais sur toi quand tu as eu ce moment de vertige ?

— Mon appareil photo. » Il réfléchit. « Et mon portefeuille.

— Qui contenait des cartes de crédit, un permis de conduire, tous ces trucs ?

— Oui. » Il commençait à comprendre. Il ressentit un élancement de peur, tel un coup de couteau, froid, brutal. Sortant son portefeuille, il dit : « Tiens… tiens… » Il retira son permis de conduire. Il portait l’adresse de la Troisième Avenue. Il pécha sa carte du Diner’s Club. Judith posa la sienne à côté. Leurs dessins étaient différents. Il produisit un billet de vingt dollars. Elle examina les signatures apposées dessus et secoua la tête. Hilgard ferma un instant les yeux et eut une vision éclair du temple de Quetzalcóatl, des énormes têtes de serpents, du monumental escalier de pierre. Le visage de Judith était sombre et sévère. Hilgard sut alors qu’elle l’avait forcé à affronter la preuve définitive et il eut l’impression qu’une formidable porte se refermait à jamais derrière lui. Il n’était pas victime de la moindre psychose. Il avait bel et bien franchi la ligne, et la chose était irrévocable. C’en était fini de son autre vie – elle était morte. Il dit d’un ton âpre : « J’ai fabriqué tout ça, hein ? Pendant que j’étais à Mexico, j’ai fait imprimer tout ça, de la fausse monnaie, un faux permis de conduire, pour que le canular ait l’air vraiment convaincant. Hein ? Hein ? » Il se souvint de quelque chose d’autre, farfouilla frénétiquement dans son portefeuille et trouva ce qu’il cherchait : la propre carte de visite de Judith, avec les mots Département de Neurobiologie, Université de Rockefeller, imprimés dessus en lettres luisantes. La carte était ancienne, usée et chiffonnée. Judith la regarda comme s’il avait posé un basilic dans sa main. Quand elle releva les yeux vers lui, ce fut avec une tendre et douloureuse expression de pitié.

Enfin, elle laissa tomber : « Ted, je t’apporterai toute l’aide qui sera en mon pouvoir.

— Quel genre d’aide ?

— Pour t’adapter. Apprendre ton rôle ici. Celia et moi devrions, à nous deux, être capables de te mettre au courant de la personne que tu es censé être. C’est tout ce que je peux envisager de faire pour l’instant. Tu as raison : le lithium n’arrangera rien.

— Non, fit Hilgard. Ne mêle pas Celia à ça.

— Il le faut pourtant.

— Non. Elle pense que je suis son mari et que je souffre d’une malencontreuse réaction dissociatrice, ou de je ne sais quel nom tu appelles ça. Si elle se rend compte que je suis le parfait étranger que j’ai soutenu être, je suis perdu. Elle me flanquera dehors et essaiera de trouver un biais pour récupérer l’autre. Et je n’ai aucun moyen de fonctionner dans ce monde si ce n’est sous l’identité de Theodore Hilgard.

— Tu es Theodore Hilgard.

— Oui, et j’ai l’intention de continuer. De plancher sur des campagnes de pub, de vivre avec Celia et de signer des chèques de mon nom. Tu m’aideras à m’adapter, oui. Tu t’appuieras deux ou trois séances de thérapie par semaine avec moi, et tu me diras quels collèges j’ai fréquentés, comment s’appellent mes amis et quels ont été les présidents dans ce monde-ci, si du moins vous en avez. Pour autant que quelqu’un d’autre soit au courant, tu m’aides à me remettre d’un mystérieux brouillard mental. Tu ne diras à personne que je ne suis pas d’ici. Et tôt ou tard je serai d’ici. D’accord ? Vois-tu, je n’ai pas le choix. Il n’y a aucun moyen pour moi de repasser de l’autre côté de la barrière. J’ai réussi à prouver à un autre être humain que je ne suis pas fou, et il faut maintenant que je range ça parmi les affaires classées et que je commence à vivre la vie qui m’a été assignée. Tu veux bien m’aider ?

— À une condition.

— Laquelle ?

— Tu es amoureux de moi. Je le vois très bien, et je ne t’en veux pas parce que je sais que tu ne peux pas t’empêcher de penser que je suis ta Judith. Ce n’est pas le cas. J’appartiens à Ron. Continue de flirter avec moi, de fantasmer sur moi, mais n’essaie pas de m’entraîner plus loin, jamais. D’accord ? Parce que tu pourrais ouvrir en moi quelque chose que je ne veux pas laisser s’ouvrir, tu comprends ? Nous restons amis. Complices, même. C’est tout. C’est bien entendu ? »

Hilgard la regarda avec tristesse. Un long temps s’écoula avant qu’il puisse se résoudre à confirmer.

« Entendu », lâcha-t-il enfin.

« Judith m’a téléphoné pendant que tu revenais de son bureau, lança Celia. Elle m’a parlé pendant vingt minutes. Oh ! Ted… mon pauvre Ted…

— Je m’en sortirai. Ça prendra du temps.

— Elle dit que ces amnésies, ces hallucinations circonstanciées, sont extraordinairement rares. Tu vas devenir une référence.

— Formidable. Je vais avoir besoin de beaucoup d’aide de ta part, Celia.

— Tout ce qu’il sera en mon pouvoir de faire.

— Je suis un grand vide. Je ne sais pas qui sont nos amis, je ne sais pas comment m’acquitter de ma profession, je ne sais même pas qui tu es. Tout est effacé. Il va falloir que je reconstruise tout ça. Judith fera tout son possible de son côté, mais le vrai fardeau, jour après jour, heure après heure, va retomber sur toi.

— Je suis prête à le porter.

— Alors nous allons tout reprendre depuis le début – repartir de zéro. Et on s’en fera une fête. Ce soir on va dîner dans un de nos restaurants préférés – il faudra que tu me dises quels sont nos restaurants préférés –, on commandera le meilleur vin de la cave, ou peut-être une bouteille ou deux de champagne, et on reviendra ici – nous serons comme de nouveaux mariés, Celia, et ce sera comme une nuit de noces. D’accord ?

— Bien sûr, fit-elle tendrement.

— Et demain on se met au boulot. On s’attaque à ma réinsertion dans la réalité.

— Tout reviendra, Ted. Ne t’en fais pas. Et je te donnerai toute l’aide dont tu as besoin. Je t’aime, Ted. Peu importe ce qui t’est arrivé, cela n’a pas changé. Je t’aime. »

Il hocha la tête, lui prit les mains. De façon hésitante, plein de mauvaise conscience, la langue nouée et le cœur gourd, il se força à prononcer les mots qui étaient désormais sa seule planche de salut, les mots qui lui donnaient son unique prise sur les rivages d’un continent inconnu. « Moi aussi, Celia, je t’aime », dit-il à la totale étrangère qui était sa femme.

Titre original :

The Changeling