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Ici s’engagea une discussion entre Martins et moi qui regimbais contre son pessimisme et n’admettais point que les sens, comme il semblait l’admettre, ne servissent en fin de compte qu’à nous désoler.

– Ce n’est point ainsi que je l’entends, protesta-t-il, je veux dire simplement que l’âme de l’homme imagine plus facilement et plus volontiers la beauté, l’aisance et l’harmonie que le désordre et le péché qui partout ternissent, avilissent, tachent et déchirent ce monde et sur quoi nous renseignent et tout à la fois nous aident à contribuer nos cinq sens. De sorte que, plus volontiers, je ferais suivre le Fortunatos nimium de Virgile, de si sua mala nescient, que du si sua bona norint qu’on nous enseigne: Combien heureux les hommes, s’ils pouvaient ignorer le mal!

Puis il me parla d’un conte de Dickens, qu’il croit avoir été directement inspiré par l’exemple de Laura Bridgeman et qu’il promit de m’envoyer aussitôt. Et quatre jours après je reçus en effet Le Grillon du Foyer, que je lus avec un vif plaisir. C’est l’histoire un peu longue, mais pathétique par instants, d’une jeune aveugle que son père, pauvre fabricant de jouets, entretient dans l’illusion du confort, de la richesse et du bonheur; mensonge que l’art de Dickens s’évertue à faire passer pour pieux, mais dont, Dieu merci! je n’aurai pas à user avec Gertrude.

Dès le lendemain du jour où Martins était venu me voir, je commençai de mettre en pratique sa méthode et m’y appliquai de mon mieux. Je regrette à présent de n’avoir point pris note, ainsi qu’il me le conseillait, des premiers pas de Gertrude sur cette route crépusculaire, où moi-même je ne la guidais d’abord qu’en tâtonnant. Il y fallut, dans les premières semaines, plus de patience que l’on ne saurait croire, non seulement en raison du temps que cette première éducation exigeait, mais aussi des reproches qu’elle me fit encourir. Il m’est pénible d’avoir à dire que ces reproches me venaient d’Amélie; et du reste, si j’en parle ici, c’est que je n’en ai conservé nulle animosité, nulle aigreur – je l’atteste solennellement pour le cas où plus tard ces feuilles seraient lues par elle. (Le pardon des offenses ne nous est-il pas enseigné par le Christ immédiatement à la suite de la parabole sur la brebis égarée?) Je dirai plus: au moment même où j’avais le plus à souffrir de ses reproches, je ne pouvais lui en vouloir de ce qu’elle désapprouvât ce long temps que je consacrais à Gertrude. Ce que je lui reprochais plutôt c’était de n’avoir pas confiance que mes soins pussent remporter quelques succès. Oui, c’est ce manque de foi qui me peinait; sans me décourager du reste. Combien souvent j’eus à l’entendre répéter: «Si encore tu devais aboutir à quelque résultat…» Et elle demeurait obtusément convaincue que ma peine était vaine; de sorte que naturellement il lui paraissait mal séant que je consacrasse à cette œuvre un temps qu’elle prétendait toujours qui serait mieux employé différemment. Et chaque fois que je m’occupais de Gertrude elle trouvait à me représenter que je ne sais qui ou quoi attendait cependant après moi, et que je distrayais pour celle-ci un temps que j’eusse dû donner à d’autres. Enfin, je crois qu’une sorte de jalousie maternelle l’animait, car je lui entendis plus d’une fois me dire: «Tu ne t’es jamais autant occupé d’aucun de tes propres enfants.» Ce qui était vrai; car si j’aime beaucoup mes enfants, je n’ai jamais cru que j’eusse beaucoup à m’occuper d’eux.

J’ai souvent éprouvé que la parabole de la brebis égarée reste une des plus difficiles à admettre pour certaines âmes, qui pourtant se croient profondément chrétiennes. Que chaque brebis du troupeau, prise à part, puisse aux yeux du berger être plus précieuse à son tour que tout le reste du troupeau pris en bloc, voici ce qu’elles ne peuvent s’élever à comprendre. Et ces mots: «Si un homme a cent brebis et que l’une d’elles s’égare, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes, pour aller chercher celle qui s’est égarée?» – ces mots tout rayonnants de charité, si elles osaient parler franc, elles les déclareraient de la plus révoltante injustice.

Les premiers sourires de Gertrude me consolaient de tout et payaient mes soins au centuple. Car «cette brebis, si le pasteur la trouve, je vous le dis en vérité, elle lui cause plus de joie que les quatre-vingt-dix-neuf autres qui ne se sont jamais égarées». Oui, je le dis en vérité, jamais sourire d’aucun de mes enfants ne m’a inondé le cœur d’une aussi séraphique joie que fit celui que je vis poindre sur ce visage de statue certain matin où brusquement elle sembla commencer à comprendre et à s’intéresser à ce que je m’efforçais de lui enseigner depuis tant de jours.

Le 5 mars. J’ai noté cette date comme celle d’une naissance. C’était moins un sourire qu’une transfiguration. Tout à coup ses traits s’animèrent, ce fut comme un éclairement subit, pareil à cette lueur purpurine dans les hautes Alpes qui, précédant l’aurore, fait vibrer le sommet neigeux qu’elle désigne et sort de la nuit; on eût dit une coloration mystique; et je songeai également à la piscine de Bethesda au moment que l’ange descend et vient réveiller l’eau dormante. J’eus une sorte de ravissement devant l’expression angélique que Gertrude put prendre soudain, car il m’apparut que ce qui la visitait en cet instant, n’était point tant l’intelligence que l’amour. Alors un tel élan de reconnaissance me souleva, qu’il me sembla que j’offrais à Dieu le baiser que je déposai sur ce beau front.

Autant ce premier résultat avait été difficile à obtenir, autant les progrès sitôt après furent rapides. Je fais effort aujourd’hui pour me remémorer par quels chemins nous procédâmes; il me semblait parfois que Gertrude avançât par bonds comme pour se moquer des méthodes. Je me souviens que j’insistai d’abord sur les qualités des objets plutôt que sur la variété de ceux-ci: le chaud, le froid, le tiède, le doux, l’amer, le rude, le souple, le léger… puis les mouvements: écarter, rapprocher, lever, croiser, coucher, nouer, disperser, rassembler, etc. Et bientôt, abandonnant toute méthode, j’en vins à causer avec elle sans trop m’inquiéter si son esprit toujours me suivait; mais lentement, l’invitant et la provoquant à me questionner à loisir. Certainement un travail se faisait en son esprit durant le temps que je l’abandonnais à elle-même; car chaque fois que je la retrouvais, c’était avec une nouvelle surprise et je me sentais séparé d’elle par une moindre épaisseur de nuit. C’est tout de même ainsi, me disais-je, que la tiédeur de l’air et l’insistance du printemps triomphent peu à peu de l’hiver. Que de fois n’ai-je pas admiré la manière dont fond la neige: on dirait que le manteau s’use par en dessous, et son aspect reste le même. À chaque hiver Amélie y est prise et me déclare: la neige n’a toujours pas changé; on la croit épaisse encore, quand déjà la voici qui cède et tout à coup, de place en place, laisse reparaître la vie.