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Prenant son couteau à sa ceinture, il fendit la robe de la jeune femme dans le dos, arrachant l'étoffe trempée qui collait à la chair glacée et qui avait déjà été mise en loques par le frottement contre les récifs. Il la dénuda jusqu'aux reins. Puis, des deux mains, il effectua quelques pressions au bas des côtes, et elle en fut immédiatement soulagée. La respiration, aidée par ces mouvements rythmés, devint plus profonde et moins anarchique. Elle put aspirer un peu d'air. Ensuite, il se mit à la frictionner énergiquement de la paume tout le long du dos. Peu à peu, le sang glacé d'Angélique se remit à circuler dans ses veines. Le spasme qui tordait ses entrailles se dénoua. Ses nerfs se détendirent, ses dents cessèrent de claquer incoerciblement, une douce chaleur l'envahit et sa pensée se mit à surnager, fluide, errante, apaisée.

« Cet homme est mauvais comme la teigne... mais ses mains sont bonnes... oui, ses mains sont bonnes... Quel bien-être !... Quel bienfait !... Ah ! quel bienfait d'être vivante ! »

La terre ne dansait plus, elle redevenait solide et douce sous son corps étendu.

« Il va m'écorcher vive à ce train-là... A-t-il remarqué l'empreinte de la fleur de lys ?... J'ai peur... Est-ce grave ? Lui aussi, c'est peut-être un bandit, un gibier de potence... S'il me trahissait... Bah ! c'est un Anglais. Il doit même ignorer ce que signifie la fleur de lys... »

Se sentant remise, d'elle-même elle se redressait, s'asseyait.

– Thank you, murmura Angélique. I am sorry !

– Everything's right ? interrogea Merwin d'une voix brève.

– I am pretty well, yes. 5

Mais elle avait trop présumé de ses forces car de nouveau le voile noir coulait devant ses yeux. Alors, elle laissa tomber sa tête contre l'épaule de Jack Merwin. C'était une épaule dure comme la pierre, mais avec une courbe douce et sûre. Une épaule d'homme.

– Je suis bien, murmura-t-elle en français.

Elle divaguait. Elle avait conscience d'être dénudée et, d'un geste de pudeur instinctive, elle essayait de ramener sur sa poitrine les lambeaux de son corsage. Merwin passa un bras autour de ses épaules et son autre main sous ses genoux, puis la souleva sans effort entre ses bras. Angélique rêva qu'elle était redevenue une enfant. Plus rien ne pouvait l'atteindre, et les grondements de la mer s'estompaient tandis qu'il l'emportait à grands pas par un sentier sous les arbres. La promenade fut courte sans doute. Elle n'en eut pas conscience. Elle dut s'endormir. Ce n'était pas un évanouissement. Mais plutôt, à vrai dire, un bref et profond sommeil dont elle s'éveilla, totalement reposée, quelques minutes plus tard.

Elle se trouvait assise, appuyée contre le tronc d'un arbre, la tête sur les genoux, et, au-dessus d'elle, la voix autoritaire de Jack Merwin enjoignait à la jeune Esther d'enlever un de ses jupons et sa chemise pour les passer à Angélique. La jeune fille courut derrière un buisson et revint peu après tendre à la rescapée ces deux pièces de ses vêtements. Angélique, à son tour, se retira derrière les taillis.

La jupe et la chemise avaient gardé la tiédeur du corps de la petite Anglaise, et cela lui fit du bien. Elle rinça sa chevelure poissée d'eau de mer et de sable dans une source proche qui jaillissait de la mousse et retourna près de ses compagnons. Le brave Élie Kempton avait allumé un petit feu pour réchauffer Sammy, qui était entortillé dans la redingote du pasteur. Ils la regardaient tous avec des yeux écarquillés. Ils avaient bien cru ne la revoir jamais.

– Mettez-vous près de mister Willoagby, mistress de Peyrac, insista le colporteur. Si ! Si ! vous verrez, il tient chaud.

– Il faut partir, intervint Merwin.

De l'autre côté de l'île, nous trouverons du secours. Ils s'enfoncèrent les uns derrière les autres sous la cathédrale des pins. La nuit était chaude et sèche et toute crépitante d'étincelles. Mais était-ce la nuit ?... Un ciel de turquoise limpide continuait de briller entre les ramures.

– C'est la nuit de la Saint-Jean, dit Adhémar, la nuit où le soleil ne meurt pas, où les fougères fleurissent d'une petite fleur rousse et magique qui ne dure que quelques heures. Il paraît que ceux qui la voient fleurir ne reviennent jamais... Dépêchons-nous de sortir de ce bois... C'est plein de fougères par ici et la nuit va tomber... La nuit de la Saint-Jean...

Angélique marchait comme une somnambule. Elle mourait de sommeil et elle continuait d'avoir au creux de l'estomac une boule glacée. Merwin lui jetait par instants un regard bref.

– How are you feeling ?

– Quite well !6 répondait-elle, mais je crois que cela irait mieux si je pouvais avaler une bonne lampée de rhum ou quelque chose de chaud.

Au détour du sentier, le village de la côte ouest leur apparut enfin, tout illuminé par le soleil couchant, et le tintamarre des cris d'oiseaux et des multiples appels des pêcheurs éclata avec l'odeur puissante de poisson putréfié et de graisse fondue qui dominait toutes les autres. Une ferme de bardeaux s'élevait sur la gauche, la première à l'entrée du hameau. Jack Merwin héla sur le seuil, mais comme personne ne répondait, il pénétra sans ambages avec toute sa troupe à l'intérieur. Mettant en principe la sacro-sainte hospitalité de règle en ces lointaines colonies du Nouveau Monde, et qui autorisait tout affamé ou égaré à considérer comme sienne la demeure que la Providence mettait sur son chemin dans ces déserts, il alla tout droit au vaisselier de bois, y choisit une assiette creuse en faïence blanche et bleue et une louche d'étain, marcha vers l'âtre, dont il souleva les couvercles des marmites. De l'une, il servit une pleine portion brûlante de clams et de pétoncles ; de l'autre, trois pommes de terre bouillies, puis il versa sur le tout du lait qui tiédissait dans un pot, au bord des cendres.

– Mangez, dit-il en posant devant Angélique l'écuelle sur la table, mangez vite.

Et il continua de distribuer avec dextérité des assiettes de soupe à chacun comme s'il n'avait jamais rien fait d'autre que d'être valet de la soupe des pauvres chez Monsieur Vincent.

Chapitre 6

Angélique ne dissimulerait pas dans l'avenir, ni à elle-même ni aux autres, son sentiment, à savoir qu'elle n'avait jamais rien dégusté de plus délectable, de plus délicieux, de plus réconfortant que cette soupe aux coquillages qu'elle mangea dans une pauvre ferme d'un colon de l'île Monégan, après avoir failli perdre la vie par noyade. C'est ainsi qu'elle découvrit le plat national de ces contrées qui s'étendent du cap Cod jusqu'au sommet du golfe Saint-Laurent en passant par le fond de la Baie française et le tour de la Nouvelle-Écosse : la chaudrée, pour les Français, Canadiens et Acadiens, « the chowder », pour les Anglais, la nourrissante et divine soupe où se marient tous les amours des rivages : la pomme de terre fruit sauvage de l'Amérique, le coquillage salvateur fruit de la mer féconde et maternelle, et le lait, délice, saveur de l'Ancien Monde, souvenir d'une terre lointaine aux gras herbages, luxe de la terre nouvelle, si difficile à dompter, et qui regarde avec surprise quelques vaches exilées broutant, assez désemparées, en lisière de la forêt indienne...

Tout est contenu dans ce bol généreux à l'haleine parfumée. Ajouter un oignon fondant, une pincée de poivre ou de muscade, quelques dés de porc salé et au dernier moment, par portion, une noix de beurre de crème...

C'est autour d'une chaudrée aux clams, versée en une soupière d'argent... ou d'or, pourquoi pas ? qu'auraient dû se faire les traités qui décidèrent de cette partie du monde... Chacun s'en serait trouvé bien...

Chapitre 7