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Dans la famille des Dumaret la grand-mère était toujours avertie du malheur à venir par prescience. De jour ou de nuit, on la voyait se lever et se mettre à plier et ranger les habits de l'enfant, celui qui était en mer.

Il vient de se noyer, disait-elle.

On en racontait de toutes sortes à Angélique, tout en lui faisant visiter le hameau et les fermes. Sa visite honorait fort les îliens, et la guérison du jeune Alistair complétait la légende. Des matelots dieppois, venus sur deux barques faire le ravitaillement d'eau douce, se mêlaient ce soir à la population. Partout, éclatait un sabir étrange, composé d'une mixture de dialectes indiens, d'un peu de français de Saint-Malo, d'une pointe d'anglais. Quelques Mic-Macs paisibles, apparentés à des habitants de l'île, commençaient à sortir de la forêt, déposaient des fourrures et du gibier au seuil des portes et s'installaient à croupetons sur les hauteurs, curieux d'assister à la fête des Blancs. Ils étaient pour la plupart très grands, presque géants, avec des faces carrées et cuivrées.

Vers 10 heures du soir, Angélique décida qu'elle avait assez sacrifié aux mondanités et qu'il lui fallait dormir un peu en attendant la fête.

Elle avait fait étuve chez Mrs Mac Grégor. L'air incandescent de la nuit avait séché sa lourde chevelure, mais la fatigue l'accablait.

S'enveloppant dans son beau manteau en peau de loup-marin, elle alla s'asseoir à l'écart, appuyée contre les racines d'un grand chêne.

Demain, elle serait à Gouldsboro. Dieu veuille que la mer soit clémente !

Au-dessous d'elle, l'animation grandissait autour des maisons, sur la plage où s'empilaient les fagots.

On apportait des fûts, des chopes, on disposait des écuelles sur des tables à tréteaux. La nuit s'avançait, mais les grands feux de la Saint-Jean ne seraient pas allumés avant la dernière heure, à minuit.

Des enfants passèrent en criant et se donnant la main, entraînant avec eux Timothy le négrillon, Abbial le mousse et Samuel Corwin.

Monégan l'éternelle, Monégan la mère de tous les peuples marins vivait encore une nouvelle nuit magique et l'on entendait battre son cœur avec les coups sourds des lames contre les falaises et les premiers battements des tambours basques qui répétaient une danse du côté de leur campement.

Dans ce fjord étroit, poussées par la brume, vers l'an mille, des barques avec des dragons en proue s'étaient glissées jadis, découvrant comme en ce jour les collines de granité couvertes de fleurs. Et depuis, sur la pierre grise, des caractères mystérieux conservaient le souvenir de ce passage des Vikings, les Normands aux barbes et cheveux blonds. Après eux, était venu John Cabot.

Verrazano le Florentin, pour la France, l'Espagnol Gomez, l'Anglais Rut, un prêtre français André Theot, sir Humphrey Gilbert, Gosnold, Champlain et George Weymouth et John Smith qui, en 1614, avait reçu mission « d'explorer l'Amérique du Nord pour or et baleines ». L'histoire était longue, grouillante, multicolore. Elle s'exhalait, la saga agitée, de l'île des Mohicans. Elle respirait à travers ces cris divers, l'écho gaélique des voix irlandaises et écossaises, ces odeurs truculentes, ces jurons de toutes langues, et ces mêmes rires d'hommes, de femmes et d'enfants qui éclataient, ces vêtures de tous les cieux : tartans des Écossais, bérets rouges des Basques, chapeaux noirs des calvinistes et foulards de satin de quelques boucaniers des Barbades, et puis les bonnets de laine de toutes les couleurs des marins de tous les mondes.

Les criquets, les grillons, cachés dans l'herbe, menaient leur sarabande aiguë. Et sur l'horizon safrané, là où enfin la nuit s'assemblait, écume assombrie du firmament vert, des voiles, des voiles encore qui passaient.

Et, tout à coup, il n'y avait plus rien : la mer était déserte, la côte était vide. Angélique était seule en face de la mer et de la plage abandonnée. Pourquoi aujourd'hui tant de Bar Harbor, pourquoi maintenant tant de « ports nus »... Partout, partout, sur la côte dentelée à l'infini, Bar Harbor, Bar Harbor, comme un glas qui sonne... Le Désert... Les baleines s'en sont allées, les bancs de morues, de sardines, grands boucliers en plaque d'argent sur la mer, s'en sont allés, les oiseaux en nuages immenses s'en sont allés, et les loups-marins en robe de Minimes, et les marsouins blancs, les cachalots bleus, le féroce épaulard, le tendre dauphin...

Mais ce n'est pas seulement cela qui accable... Un découragement saisit l'être, une nostalgie infinie, douloureuse s'empare de l'âme... Une désespérance sourde des criques désertées...

Trop de souvenirs, trop de luttes, trop de massacres, trop de noyés, trop de convoitises, trop de passions, trop d'âmes errantes, ennemies, désolées, oubliées, assemblées, pleurant, se lamentant dans les brumes, dans le vent, dans l'écume des vagues, portées par les marées géantes et terribles qui s'engouffrent au sein de la terre avec des sifflements et des sanglots. Tant de rivages nus...

Brumes miroitantes, fines et lourdes, pleurant sur les forêts de cèdres, sur l'épine verte des pins, sur la feuille vernissée de l'érable et du hêtre rouge, pleurant sur les champs de lupins sauvages et de rhododendrons, sur les lilas près d'une maison ruinée, sur les roses d'un jardin oublié.

Pays de fantômes !

Français, Anglais, Hollandais, Suédois, Finlandais, Espagnols, Bretons, Normands, Écossais, Irlandais, pirates, paysans, pêcheurs, morutiers, baleiniers, coureurs de bois, puritains, papistes, jésuites et Récollets, Indiens, Etchemins, Tarratines, Mic-Macs, Malécites, où êtes-vous ? Où êtes-vous, fantômes d'Acadie, la terre aux cent nominations, le royaume des criques et des péninsules, des repaires feuillus où passe une voile... ? L'odeur des bois et l'odeur des algues, l'odeur de l'Indien, l'odeur des scalps, l'odeur des incendies, l'odeur des rivages, effluves venus de la mer et venus de la terre, qui vous encensent et vous engourdissent, et sur tout cela un regard impavide et froid qui vous regarde mourir...

En un cri rompant le silence, un hurlement aigre et insolite qui arrache Angélique à son sommeil et à son cauchemar et la redresse au pied de l'arbre, où elle vient de s'endormir, le cœur battant.