Ce n'était pas ce tour d'adresse qui, exécuté par un homme moins habile, eût pu les déverser tous à l'eau, qui le lui avait arraché.
Mais elle venait de découvrir que la côte était toute proche. On voyait défiler les arbres et l'on entendait le grondement du ressac au pied des falaises.
En revanche, les deux collines roses surnommées les Bulbes du mont Désert, derrières lesquelles se trouvait Gouldsboro, s'éloignaient et commençaient de disparaître à l'est.
– Mais vous n'allez pas dans ta bonne direction, s'écria Angélique. Gouldsboro, c'est par là-bas. Vous lui tournez le dos.
Sans répondre, l'Anglais continua sa course, et très vite les Bulbes devinrent invisibles. La White Bird tournait en direction du nord-ouest et pénétrait dans une vaste baie couverte d'îles. La jeune Esther, qui était déjà venue une fois chez son oncle, à l'île Matinicus, reconnut la baie de l'embouchure du Pénobscot.
Angélique regarda vers le soleil pour juger de l'heure. L'astre était encore haut dans le ciel. Avec un peu de chance, si Jack Merwin ne les faisait pas trop longtemps rôdailler par là, on pourrait encore, aidés par les longues soirées de juin, être avant la nuit au port.
– Où nous conduisez-vous encore ? l'interrogea-t-elle.
Autant s'adresser à une bûche.
La remontée de l'estuaire dura près d'une heure. Quand le bateau s'engagea sur la gauche dans le cours étroit d'une petite rivière ombreuse, Angélique ne put s'empêcher d'échanger avec Élie Kempton un même coup d'œil exaspéré. Tous deux éprouvaient l'envie meurtrière de se ruer sur le patron, Jack Merwin, de le maîtriser une bonne fois et de lui prendre la barre. À l'abri des arbres, le vent tombait. Ce n'était plus qu'un souffle léger et tiède, poussant mollement la barque à contre-courant de la rivière. L'Anglais laissa s'abattre la voile et prit les rames. Peu après, il guida l'embarcation vers une grève ombragées de saules et d'aulnes. Au delà, pins, chênes, érables et hêtres se dressaient en un somptueux désordre d'où montait l'odeur chaude des sous-bois de l'été. L'haleine de la mer ne parvenait plus jusqu'ici. Des abeilles sauvages bourdonnaient.
Le marinier sauta dans l'eau jusqu'à mi-cuisses, hala sa barque vers la berge, où il l'ancra.
– Vous pouvez descendre, fit-il d'une voix unie. Nous sommes arrivés.
– Mais nous devons être à Gouldsboro ce soir, cria Angélique hors d'elle. Oh ! Ce damné Anglais m'exaspère ! Il me rend folle... Il me... Vous êtes un...
Elle cherchait une expression adéquate pour traduire les sentiments que lui inspirait un aussi obtus personnage et n'en trouvait pas... surtout en anglais.
– Vous n'êtes pas raisonnable, Jack Merwin, reprit-elle en s'efforçant au calme. Vous ne devez pas ignorer qu'il y a dans ces parages un terrible Français moissonneur de chevelures d'Anglais, le baron de Saint-Castine, et, s'il nous tombe dessus avec ses Etchemins, je ne suis pas certaine de pouvoir me faire reconnaître de lui et d'eux avant que nous soyons tous passés de vie à trépas.
– Vous entendez ce qu'elle vous dit ? renchérit le colporteur, damned fool. Ici, ça pue le Français et l'Indien à plein nez. Nous sommes sans armes. Vous voulez donc nous faire massacrer ?
– Débarquez donc, répéta Merwin avec la plus complète indifférence.
L'ours, mister Willoagby, l'avait suivi de bon cœur. À lui, cela plaisait fort, ces odeurs de la terre. Il devait y avoir du miel sauvage dans les environs. Il se dressa sur les pattes de derrière et se mit à se faire les griffes contre le tronc d'un pin en grognant de plaisir. En soupirant, les autres passagers obtempérèrent. L'endroit ne leur disait rien qui vaille. Ils se sentaient oppressés.
Intrigués, ils observèrent le manège de Merwin. Celui-ci, après avoir paru chercher des repères alentour, s'était agenouillé au pied d'un arbre et commençait à écarter des mains une épaisse couche de terreau entre les racines.
– Que fait-il ?
– Est-ce qu'il aurait enterré son trésor ici ?...
– C'est bien possible. Beaucoup de pirates viennent sur ces côtes cacher leur butin.
– Hé ! Merwin ! damné gredin, s'exclama le colporteur, c'est en doublons espagnols, en moïdores du Portugal ou en pesos d'argent qu'elle est composée, votre fortune ?
Sans répondre, le marinier continuait ses fouilles. Après la couche de feuilles pourries, il découvrit un réseau de branchages qu'il ôta, puis des mousses et des cailloux. Enfin, du fond du trou, il retira un paquet assez volumineux enveloppé de peaux passées et de toile cirée. Un autre paquet, plus petit, suivit, et l'Anglais se redressa, satisfait.
– Well ! Attendez-moi là, dit-il, je n'en aurai pas pour longtemps ; profitez donc de mon absence pour manger un peu. Il y a encore du fromage dans le coffre, du pain et un flacon de vin que m'a donné Mrs Mac Grégor.
Son contentement d'avoir trouvé les paquets dans leur cache était tel qu'il en devenait presque aimable.
Il répéta :
– Wait just a minute !8
Et il s'enfonça dans les taillis de saules. Angélique commença à discuter avec ses compagnons puis, s'exhortant à la patience, revint vers la barque pour y prendre les provisions. Autant se restaurer. L'endroit paraissait à l'écart, et fort désert. Si leur halte ne se prolongeait pas outre mesure, ils avaient quelques chances de pouvoir s'éloigner avant d'avoir alerté l'instinct toujours aux aguets des sauvages de la région.
Cela ne servait à rien de s'énerver. Il fallait en passer par les caprices du patron de la barque et par les à-coups de son humeur. Compte tenu du caractère impossible de ce nautonier « Yenngli », des dangers de la guerre, et si l'on considérait que, trois jours plus tôt, ils se trouvaient tous sur la baie de Maquoit aux mains de Barbe d'Or, il fallait reconnaître que ce voyage avait été particulièrement rapide et s'était passé au mieux. Elle revint vers ses compagnons et, aidée de Sammy, commença à disposer sur une grande pierre plate les parts de chacun. Ils se mirent à manger en silence. Vers la fin du repas, comme Angélique relevait la tête pour demander qu'on lui passât le vin, elle découvrit tous les Anglais, livides, la bouche entrouverte d'horreur, les yeux agrandis et fixant elle ne savait quoi derrière elle. Il lui fallut faire un effort énorme pour se retourner, et regarder en face le nouveau danger.
Entre les saules, dont le vent faisait frémir les longues feuilles d'or vert pâle, un jésuite en robe noire venait d'apparaître.
Chapitre 9
Le premier mouvement d'Angélique fut de se dresser et de se placer entre les Anglais terrifiés et l'arrivant. Son second réflexe fut de chercher des yeux, au crucifix du prêtre, la goutte de rubis qui marquait celui du père d'Orgeval. Elle ne la découvrit point. Celui-ci non plus n'était pas le père d'Orgeval.
Le religieux en robe noire, qui, à quelques pas, se tenait immobile dans la pénombre, était très grand et mince, glabre, et ses cheveux sombres tombaient sur ses épaules. Le haut col noir à revers qu'éclairait un rabat de linge blanc enserrait un long cou musclé, supportant une tête aux traits nobles et distingués. Un de ses bras pendait à ses côtés dans une attitude figée, mais son autre main était appuyée sur sa poitrine, tenant à deux doigts, comme s'il eût voulu le présenter, la pointe de son crucifix, retenu au cou par un lien de soie noire. Deux yeux sombres et impavides fixaient le groupe pétrifié et paraissaient vouloir les clouer tous au sol ainsi que des bêtes fascinées.
Enfin, il bougea et quitta l'ombre des arbres, s'avança en plein soleil, dans la clarté de la petite grève. Alors elle remarqua qu'au rebord de la soutane fripée et froissée les pieds et les chevilles du jésuite étaient nus. Et ces pieds lui parurent familiers.